Inutile de convoquer ici la mythologie soraessiène du schyzo baladant son intranquillité dans les rues brumeuses de Lisbonne pendant qu’une malle soigneusement scellée s’emplissait de pages arrachées au regard de la postérité, puisqu’ici nous sommes en présence du seul texte publié du vivant de Pessoa, et quel texte ! Un dialogue d’une cinquantaine de pages, mêlant l’humour dévastateur et le discours politique le plus sérieux qui soit, une conversation à bâton rompu sur les tenants et les aboutissants de l’anarchisme bien compris. Comme ça, ça peut rebuter un peu, mais c’est en fait un genre à lui tout seul que réinvente l’auteur, celui de la nouvelle politique, où la théorie se nourrit de la force de la fiction, et la fiction des envolées de la réflexion.


Le cadre ? Un après-diner entre gens de bonne compagnie. Les deux protagonistes ? Le narrateur - Pessoa à preuve du contraire, et un olibrius richissime, banquier et anarchiste, mélange qui fait immédiatement bondir son commensal. Essayant de débrouiller comment il serait possible que deux extrêmes pareils puisse être réunis en une seule personne, le narrateur essaye de titiller son interlocuteur qui n’attendait que ça pour exposer son cas : oui on peut être banquier dans les faits, et néanmoins réussir en théorie et en pratique à être le plus anarchiste des anarchistes.


Je vous laisse découvrir les trésors d’ingéniosité que met en œuvre notre facétieux lisboète pour animer son personnage hors du commun, mais force est de constater qu’à l’arrivée, les arguments du banquier mettant à bas d’un côté la société bourgeoise et de l’autre la tyrannie communiste à la soviétique sont assez savoureux. Inattaquables, et désespérants tout à la fois, car tous les principes exposés par le banquier ne reposent que sur une prise de conscience individuelle qui n’arrivera jamais à grande échelle.


Qu’importe, semble grincer par derrière Pessoa. La réflexion et le rêve sont frères et sœurs, vivre c’est inventer, et inventer c’est vivre. Il vaudrait peut-être mieux que le monde des hommes soit plus juste et plus libre, mais si déjà on peut dans une fiction - ou dans sa vie, puisque c’est pareil - poser des bases scientifiques et rationnelle (car le système proposé ici n’a rien de fantaisiste, il repose sur des arguments totalement pragmatiques) pour que l’idéal qu’on s’est fixé existe quelque part, on aura au moins fait la partie la plus importante, si ce n’est la plus efficace, du travail qui nous incombe.

Chaiev
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le 11 mars 2015

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