Aujourd'hui, imaginer qu'un militaire puisse avoir un talent littéraire quelconque relève de la gageure. C'est presque irréaliste tellement les hommes ont changé en à peine 50 ans. Lire Le fil de l'épée, c'est d'abord recevoir une leçon de style, c'est plonger dans la littérature et la beauté de la langue française pour exprimer des idées ou une passion avec force. Charles de Gaulle possède une culture et un niveau littéraire qui ferait frémir n'importe quel pseudo philosophe, écrivain de notre siècle. En sus, d'un talent indéniable pour l'écriture, l'auteur nous gratifie de sa vision prophétique de la France des années 1930 en annonçant les grands bouleversements sociaux-économiques du pays et du monde. Il annonce avec des décennies d'avance les grands changements amorcés dans l'armée au cours des années 80. Le basculement progressif à une armée de métier, réduite mais puissante. Il présente comme inéluctable la fin de l'autorité (au sens noble du terme):



Notre temps est dur pour l'autorité. Les mœurs la battent en brèche, les lois tendent à l'affaiblir. Au foyer comme à l'atelier, dans l'Etat ou dans la rue, c'est l'impatience et la critique qu'elle suscite plutôt que la confiance et la subordination. Heurtée d'en bas chaque fois qu'elle se montre, elle se prend à douter d'elle-même, tâtonne, s'exerce à contretemps, ou bien au minimum avec réticences, précautions, excuses, ou bien à l'excès par bourrades, rudesses et formalisme.



Dans le chapitre "Du prestige", il amorce une défense particulièrement délicate de l'usage des armes de plus en plus décrié à son époque comme à la notre (surtout par les temps qui courent). Charles de Gaulle affirme la dangerosité des armes mais en avoue le nécessaire usage pour défendre les hommes libres, la démocratie et le progrès. Je vous renvoie à la page 90-91 de l'édition Tempus, la mise en accusation et, dans le même temps, la défense de l'usage des armes par les militaires est d'une beauté stylistique troublante qui n'a d'égale que la force de l'argumentation jamais laissée en reste.



Les armes remuent au fond des cœurs la fange des pires instincts. Elles proclament le meurtre, nourrissent la haine, déchaînent la cupidité. Elles auront écrasé les faibles, exalté les indignes, soutenu la tyrannie. [...] Les armes ont torturé mais aussi façonné le monde. Elles ont accompli le meilleur et le pire, enfanté l'infâme aussi bien que le plus grand, tour à tour rampé dans l'horreur ou rayonné dans la gloire. Honteuse et magnifique, leur histoire est celle des hommes. Elles sont générales, multiples, éternelles, comme la pensée et comme l'action.



Charles de Gaulle dans "Le politique et le soldat" analyse les relations qui se nouent entre la force morale exercée par le politique, souvent pacifiste et manipulatrice avec la force militaire intrinsèquement liée à l'action.



Sur la scène du temps de paix l'homme public tient le principal rôle. Qu'elle l'acclame ou qu'elle le siffle, la foule a des yeux et des oreilles tout d'abord pour ce personnage. Soudain, la guerre en tire un autre des coulisses, le pousse au premier plan, porte sur lui le faisceau des lumières : le chef militaire paraît. Une pièce commence que vont jouer ensemble le politique et le soldat.



Il est vrai qu'aujourd'hui le contexte radicalement différent fait que le militaire n'a définitivement plus la même place qu'à l'époque de la rédaction de ce court texte. Ce sont les politiques qui tirent toutes les gloires des guerres menées au loin... Souvent dans les pays arabes, avec les bombardements (l'actualité ne me donnera pas tort sur ce point). Mais il est intéressant de voir quel lien uni le monde civil au militaire dans une période tout juste antérieure à la seconde guerre mondiale où, tout le monde sait, Charles de Gaulle va jouer un rôle prépondérant dans l'histoire :



[...] car l'histoire d'une guerre commence en temps de paix.



S'en suit une jolie défense de l'armée avec des arguments qui paraissent toujours autant d'actualité :



Aussi longtemps que la patrie n'est pas directement menacée, l'opinion répugne aux charges militaires. Cette sorte de contrainte par corps, qu'est le recrutement : conscription ou racolage, n'a jamais cessé de paraître détestable. On tient souvent pour gaspillé tant d'argent consacré à des forces qui ne combattent pas.



Enfin je souhaitais faire une part belle à la sublime présentation de Le fil de l'épée par Hervé Gaymard qui met magnifiquement en relief le texte qui nous ai bientôt donné à lire et dont je vous impose, chers lecteurs, de lire la conclusion :



Néanmoins, nombreux sont aujourd'hui les Français qui attendent confusément qu'on élève leur ligne d'horizon, plutôt que l'abaisser sans cesse. Que renaisse une parole qui ne soit pas le masque de l'enflure, mais la première marque de l'agir. Qu'une véritable ambition les tire des complaisantes dépressions et de l'enlisement de nos pauvres vies, bientôt totalement exhibées par l'ivresse numérique. Il faut un secret de conduite. Toujours. Et celui que nous enseigne Le fil de l'épée est qu'il ne faut jamais renoncer à rien. Qu'il ne faut pas se laisser impressionner par la dictature du conformisme, du moment, de l'événement. Et que c'est toujours la liberté grande de pensée, de jugement, et d'action, qui permet à l'homme de s'épanouir. En servant un dessein qui le construit et le dépasse.



Un texte sublime, fondateur du mythe de Gaulle qui joint habilement clairvoyance et noblesse de la pensée à une esthétique littéraire de haute volée. Je recommande mille fois.

silaxe
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le 5 déc. 2015

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