...Ou pour être plus exact, et plus précis dans l'allusion : la philosophie galante dans le boudoir.
A contrario eu égard à certaines de ses oeuvres, Crébillon ici ne cède pas à la facilité avec ce charmant morceau théâtral plein de finesse et de mordante ironie. Trio : Célie, la Marquise et le duc de Clerval - la première est la nièce de la seconde, la seconde est la maîtresse en titre du dernier.
Le sous-titre de l'oeuvre est "Dialogue moral" : et il s'agit en effet de "morale", ou plutôt d'une analyse des comportements galants, de ses mécanismes, mais qui sont décortiqués à la fois de manière théorique et pratique. Ainsi, nous pouvons appeler triptyque ce dialogue, qui met d'abord en scène Célie et la Marquise, qui font les preuves de leur esprit - la Marquise incarnant à mon sens le paroxysme de la sagesse libertine, à savoir la femme aimante et libre, qui accepte dignement les écarts de son amant, qui le tient par une fidélité sagace et taquine, qui ne se fait aucune illusion sur les tenants et aboutissants de sa relation, et qui explique son point de vue avec fermeté. Cette femme en apparence froide et sans doute majestueuse dans le boudoir paraît parfois trop tolérante, mais elle seule maîtrise la situation... du moins, en théorie. Le reste va s'avérer en suspens. Célie, non dénuée d'esprit mais inconstante, conquérante, sensuelle, coquette, incarne la galante type, celle qui n'assume pas complètement son rôle ; elle assume certes le nombre de ses amants, mais demeure incapable de les fixer et de se fixer, incapable de voir au-delà de son personnage superficiel, de voir la substance évanescente du sentiment qui la lie à ceux qu'elle prend successivement. Apparence d'éthique (jamais plusieurs à la fois !) et absence d'éthique (l'un meurt... quoi ! Il faut se consoler !). Ce qui, avec des arguments, est certes fondé, mais peu défendable, et Célie n'est guère aimable pour le lecteur. Elle est un peu trop immorale pour cela... Reste le troisième, qui entre dans le deuxième tableau : bavardages, ragots de cour, illustration parfaite de l'inconstance libertine, de ses vertus et de ses vices. Puis le troisième tableau, qui comporte deux scènes : l'entrevue, courte, décente et libre, des deux amants - l'entretien, long, indécent et aliéné, des deux faux amants, c'est-à-dire, vous l'aurez compris, Célie et le Duc. Je dis "faux amants", car ici tient un des enjeux et intérêts principaux de l'oeuvre... La question centrale étant : "Vont-ils se prendre ?" - et même, avec pessimisme "QUAND vont-il se prendre ?". J'en ajoute une, qui est la véritable question a posteriori : "COMMENT vont-ils se prendre ?"
Je craignais la déception, l'énième assouvissement de pulsions vantées comme assouvissement de l'amour. Sauf qu'hypocrisie ici, nullement ; on hésite, pour une fois, sur le dénouement et la réponse à la première question, car le Duc méprise Célie et a trop de raisons de combattre cette aventure pour y céder... Connaissant Crébillon, j'avais véritablement peur d'être encore déçue et de ne voir comme seule issue possible à la galanterie que l'ébat. (Avec toujours une intéressante méditation, pour nous autres tard-venus, sur la culture du viol.) Cependant l'issue inverse est insatisfaisante également, car aussi facile - et puis quoi, tout ça pour rien ? Un immense dialogue, construit, fait de nuance, de gradation, de sentiments contraires... pour un avortement d'aventure ? Crébillon joue de subtilité et propose une solution alternative, ingénieuse, qui se permet un seul mensonge, d'ordre externe, et non relative à la nature exacte de la relation entre Célie et le Duc. Pour une fois, nous avons de vrais portraits psychologiques, peints dans de vraies hésitations/indignations, et pas d'émotions feintes, appartenant au jeu de la séduction. Très intéressants. La Marquise partie en visite à sa mère semble finalement bien lointaine et floue, dans sa rigueur spirituelle... On la sait vivante, mais on ne la sent pas vivante dans la mise en scène.
Les sens vainquent, mais la raison encore plus. Comment imaginer l'aporie d'une situation qui a l'air si simple ? Et pourtant Crébillon décortique bel et bien l'impasse de la galanterie obligée du siècle, et la résout élégamment, dans l'assomption du libertinage pensé, rationnel même.

On soulignera l'ingéniosité du narrateur qui intervient, qui critique, qui nuance, qui s'amuse, et qui n'hésite pas à suspendre le dialogue pour que le lecteur visualise avec une précision scientifico-tortueuse l'état d'esprit et les questions des protagonistes. Comme c'est chouette. Lecture difficile peut-être, mais tellement satisfaisante sur le plan intellectuel... Et puis c'est gentiment fait : on met beaucoup de temps à comprendre où l'auteur veut en venir... Et une fois qu'on a fermé le livre, l'intelligence de la construction saute aux yeux.
On pourra comme toujours reprocher à l'écrivain ses sinuosités, son obscurité dans le soin qu'il prend à la restitution de la situation, au tableau de ce "hazard" qui se produit par un après-midi hivernal, au coin de ce feu discrètement et régulièrement ranimé. Mais on ne lui enlèvera pas son écriture méthodique et sa réflexion arborescente. Arborescente, car il n'y a pas de solution idéale ; pas de morale unique, et surtout pas de moralisation, car qui est pris qui croyait prendre - car le secret est un ressort toujours indispensable... Mais la grande nouveauté est peut-être qu'ici, cela ne nuit à personne. Paradoxalement, c'est l'aboutissement, je crois, de la conscience d'une époque : choisissons de préserver autrui en préservant les apparences...Au lieu de (traditionnellement) perdre autrui en préservant les apparences, paroxysme de l'hypocrisie de la société aristocratique du XVIIIe.

Un dernier mot peut-être pour expliciter mon titre : après une première conversation théorique entre les deux rivales parentes, une mise en pratique par deux mentalités opposées, agrémentées de discours qui passent de la querelle rêche à l'entente "sage"... Si le discours n'est pas, comme chez Sade, philosophique à proprement parler, il étudie avec lucidité la galanterie, d'abord avec distanciation, puis en l'incarnant - avec toujours une certaine distanciation. Ce qui pourrait ressembler à un pléonasme dans mon titre est une manière de nommer une certaine idée de la galanterie, une galanterie réfléchie et réflexive, à laquelle le boudoir donne une chance. La pratique est gazée dans son évocation, mais elle est au coeur du procédé de Crébillon : confronter le libertinage sexuel au libertinage érudit. Peut-être bien que Sade avait lu Crébillon, quand il publia trente-deux ans après son aîné sa Philosophie dans le boudoir...

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le 19 oct. 2014

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Eggdoll

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