Avant de parler du texte, j’aimerais parler de l’objet. Le Vice de la lecture, d'Edith Wharton est un livre très fin, d’une trentaine de pages, dont la couverture à rayures est d’un rose aussi vif que chaleureux. On peut le lire en un trajet de métro en tapotant des doigts sur la couverture. Ajoutons à cela un petit format presque attachant, et on pourrait croire à un fascicule futile, ou un simple carnet de notes. Heureusement, il y a ce titre qui nous rappelle que son autrice a bien des choses à dire.

Elle déplore l’instauration de la lecture au rang des vertus et de fait l’apparition du « lecteur mécanique », par opposition avec le « lecteur-né ». Le lecteur mécanique est présenté comme un danger pour la littérature. Il compte les livres qu’il lit, s’enorgueillit de ses lectures en quantité et en qualité, et s’efforce de lire « le livre du moment » et de savoir tout ce qui s’écrit. Il lit par devoir, et n’a donc pas de capacité de recul qui lui permettrait de dérouler des connexions mentales entre les différents livres qu’il lit, les idées, les auteurs, son expérience et celle de l’écrivain. Il dissocie le sujet du style et considère la littérature comme une accumulation de sujets et de péripéties, sans autre dimension que de raconter une histoire. Edith Wharton fait une analogie très parlante pour le distinguer du lecteur-né, celle du talent musical. Selon elle, le lecteur-né a le don de savoir bien lire et de lire naturellement, comme certains ont des aptitudes musicales innées. Le lecteur mécanique est représenté comme n’ayant pas ces capacités, mais en s’efforçant d’y prétendre par une pratique acharnée, comme un homme trop mauvais pour jouer du violon qui prétendrait égaler des musiciens de renom avec un orgue de barbarie.

Au travers de son indignation face à ces comportements du lecteur mécanique, Wharton nous confronte et nous questionne sur l’acte même par lequel nous accédons à ses points de vue. On se demande dans quel camp on est, comment on lit, pourquoi on lit, c’est tout notre comportement de lecture et autour de la lecture qui est interrogé. Finalement, en lisant Le Vice de la lecture, on met en perspective ce livre avec les autres livres, les autres lecteurs, les autres auteurs, les autres idées… On est sorti, de gré ou de force, de la position du lecteur mécanique.

Ce qui est tout à fait fascinant, au-delà de la portée réflexive de ce livre, c’est de découvrir une fois le court essai lu qu’il a été écrit en 1903. Wharton, en abordant les problématiques du comportement de lecture, décrit aussi les conséquences de celui-ci sur l’écriture et la critique littéraire telles qu’elles étaient au début du siècle dernier. Pourtant, ses observations et ses analyses sont d’une actualité impressionnante, on ne décèle aucun décalage ou anachronisme qui permette d’extrapoler la période d’écriture.

Même s’il affiche parfois une forme de mépris envers les lecteurs, Le Vice de la lecture est à mon avis un texte d’une intelligence et d’une utilité remarquable. Il semblerait que je ne sois pas la seule à partager cet avis, puisqu’il est aussi le texte fondateur de La Petite collection des éditions du Sonneur, qui regroupe des textes inédits ou jamais traduits en français, trop courts pour être pris en compte par la majorité des éditeurs ; une collection que je vais désormais suivre attentivement.

Salomeche
8
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le 8 oct. 2017

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