Durant les années 30, Rex fait de plus en plus parler de lui, notamment en France chez les écrivains, les journalistes et les militants de cette troisième voie qu'est le fascisme, bannière sous laquelle on les a tous réunis a posteriori, bien qu'assez hétéroclites au demeurant. Brasillach a rencontré le chef de ce mouvement, Léon Degrelle, à plusieurs reprises à la fin de l'année 1936, dans le cadre de reportages pour Je Suis Partout, et publie ce petit livre la même année, qui réunit et articule ses différents articles. L'ayant accompagné quelques temps pour une série de meetings à travers toute la Belgique, Brasillach s’est entretenu avec lui, « c'est-à-dire qu’il assista à un de ces monologues torrentiels et pittoresques que Degrelle appelle bizarrement une conversation », comme l’écrit très justement Bardèche dans l’introduction de l'ouvrage, qui est également parsemé d'anecdotes, de récits de voyage, de réflexions politiques d’ailleurs pas toujours foncièrement en accord avec le programme de Rex.


En vérité, c’est un livre d’écrivain, et non de militant politique : Brasillach n'a jamais été un militant, et je crois que c'est pour cela qu'il peut se montrer toujours aussi fin dans ses prises de position, même si ça ne l'a jamais empêché de s'émouvoir à la vue d'un chef jeune et fort, capable selon lui de pallier au profond manque de vitalité d'une Europe qui court à la catastrophe, vivant un malaise existentiel certain dont on peine souvent à en dessiner les contours et qui, encore aujourd'hui, est loin de se résorber.


Je disais que c’était un livre d’écrivain. Un livre d’écrivain, c’est un livre qui laisse voir, au-delà du sujet traité, la personnalité, la sensibilité, la subjectivité de celui qui prend la plume. Ce que j'aime chez Brasillach, c'est sa capacité à regarder un homme tel qu'il est, dans les belles choses comme dans les mauvaises, de s'en réjouir et de s'en émouvoir profondément. C’est une qualité très importante chez lui et qui participe pleinement de sa manière de concevoir la vie et les hommes, je veux dire une sensibilité très organique, particulièrement présente dans ses romans et ses portraits d’écrivains, dont je parlerai sans doute ailleurs un jour. Chez Degrelle, Brasillach retrouve son leitmotiv, il aime en lui avant tout ce qu'il a toujours aimé, ce qu'il a toujours cherché à idéaliser toute sa vie, c'est-à-dire son éclatante jeunesse et tout ce qu’elle implique. Degrelle est beau et robuste, il plaît aux hommes qui l'écoutent et aux femmes qu'il intimide, il a une âme de chef, né pour diriger, d'une éloquence tonitruante, mais surtout, très attaché à sa terre, à son village, incarnant ainsi toute la vitalité de cet esprit de jeunesse cher à l'auteur. Aux yeux de Brasillach, Degrelle est un pur produit du terroir, enchaîné à ses racines tout en étant élevé au grain de Maurras et de la foi catholique (réelle, dans son cas), fusionnant tout cela en une doctrine politique appelée le rexisme, du nom de Christus Rex, le Christ-Roi. Loin de désirer par là une théocratie pour la Belgique, à ce qu’il me semble en tout cas, Degrelle semble simplement vouloir remettre l'église au centre du village, et renouer avec la doctrine sociale de l'Église, qui, selon lui, serait le meilleur rempart aux théories nouvelles de Moscou. Se voulant réunificateur de la nation, il prône également un rapprochement entre Flandre et Wallonie tout en abandonnant l’uniformisation tentée par les gouvernements précédents, insistant enfin sur l’abandon du bilinguisme forcé de tous. Car les racines sont importantes, et Degrelle a cette grande faculté de comprendre ses concitoyens : si les Flamands n’ont pas envie de parler français et les Wallons néerlandais, laissons-les faire comme ils veulent. Seule Bruxelles serait alors soumise au bilinguisme, en tant que capitale et trait d’union des deux cultures de la Belgique. On peut y voir une sorte de réconciliation entre nationalisme et régionalisme, et cette réconciliation va jusqu’aux classes sociales, puisqu’on trouve des paysans, des artisans, des bourgeois et des nobles parmi les élus parlementaires rexistes. La grande idée de Degrelle, c'est la communauté, c'est-à-dire la recréation du modèle administratif et social du village appliqué à la nation. Une idée très romantique en soi, sans doute irréalisable dans le monde moderne à cette échelle.


Et justement, lorsqu’il est question de doctrine pure, l’écrivain est plus réservé, préférant octroyer sa passion à cette fougue, à cette « confiance de jeune barbare » qu’à une pensée qu’il juge malgré tout confuse et un programme un peu trop vague à son goût. Il trouve dangereux, par exemple, un certain sens du caporalisme qui anime Degrelle, dont une des idées est d’organiser un service social se rapprochant du service militaire, forçant ainsi les mères de famille nombreuse à prendre des jeunes filles au pair pour leur apprendre la vie. « Il faut que les classes apprennent à ne plus s’ignorer », dit-il. Or, Brasillach estime que réduire les individus à un dénominateur commun (ici, la classe sociale) relèverait d’un « militarisme de la charité » qui ne comporterait pas moins de danger que le militarisme tout court. Voilà à titre d’exemple une des critiques qu’il peut faire à Degrelle. De fait, Brasillach n’a jamais porté la chose militaire en soi dans son cœur, du moins dans sa dimension collective, en tant qu’aliénation des masses non destinées au massacre... Et pourtant, il écrit de très belles pages sur la guerre, dans Comme le temps passe notamment, sur l’amitié des tranchées, sur un amour de la vie si intense que l’on ressent le besoin de l’éprouver en la risquant de la plus belle des manières, c’est-à-dire en choisissant de son plein gré le feu de la guerre. La guerre, pour lui, puise toute sa pureté dans sa capacité à être une aventure, au même titre que l’aventure coloniale, et un choix profondément individuel, en ce qu’elle peut être une échappatoire à la vie bourgeoise toute tracée du XXème siècle et un moyen de se reconnecter à soi. Les personnages de René, du capitaine de Sur et du lieutenant Passeur en sont les témoins éclatants, dans le roman susdit. Mais ayant déjà fourni un mémoire entier sur ce roman, je ne m’égarerai pas outre mesure ici et lui réserverai une critique plus condensée. En tout cas, Brasillach reconnaît une grande vertu à Degrelle, celle d’avoir su rajeunir les cadres, les structures et la nature du combat politique.


On comprend donc l’impact d’un tel programme : un mouvement de jeunes offrant une échappatoire à la terreur communiste, réunifiant les régions et les classes sociales, parlant du profane comme personne et du sacré avec pudeur, un mouvement certes idéaliste mais plein de forces vives, insolentes, provocatrices et blagueuses menées par un chef de trente ans, tout autant insolent et farceur que ses militants. J’ai envie de raconter une des anecdotes du livre à présent, rapportée par Brasillach.


En 1928, alors étudiant à Louvain, Degrelle avait organisé avec ses amis un canular à l’ampleur internationale, inventant le procès des héritiers d’Alexandre Dumas fils. Dans le journal l’Avant-Garde, ils publient un feuilleton appelé la Barbe ensanglantée, « grand roman d’aventures académiques en vingt épisodes, authentique, véridique et réel », mêlant le procureur du roi, le ministre français Edouard Herriot, « la sémillante Mme Machin » et des gens très distingués dans des aventures bouffonesques. Jusque-là ça va, mais les étudiants signent... Alexandre Dumas petit-fils, et inventent un petit coup de génie. Pour faire parler d’eux, ils imaginent une protestation des héritiers de Dumas par l’entremise de l’avocat du barreau de Paris Henry Torrès (mentor de Robert Badinter par la suite, mais c’est une autre histoire), et se font adresser une lettre par lui assez véhémente, à la suite de laquelle il allait poursuivre le journal en justice au nom des héritiers de l’écrivain. Voici la fausse lettre :


« Sous prétexte de rigoler et de zwanzer, comme vous dites dans votre jargon belge, vous portez atteinte à la propriété littéraire... Vous vous permettez de mettre en mauvaise posture certaines personnes fort connues et universellement appréciées... Vous vous en prenez à un procureur du roi, à un commissaire de police, au prestige d’un ministre français, M. Herriot, à un savant distingué, à des professeurs éminents, et jusqu’à une femme. Le fait que vous la désignez sous le nom équivoque de Mme Machin indique qu’il s’agit là d’une personne de haute qualité. »


Un des étudiants se fait ensuite passer pour un envoyé de Me Torrès et va trouver un vrai huissier pour inscrire l’affaire au tribunal. L’Avant-Garde publie le tout, l’affaire est lancée. Mais à présent, pour que la farce soit vraiment bonne, il faut saisir l’opinion publique ! Alors les étudiants font parvenir à tous les quotidiens belges une lettre d’appel à l’aide, leur demandant de s’insurger au nom de la liberté de la presse et « des droits sacrés de l’humour ». L’orgueil national s’en mêlant, c’est la levée de boucliers générale, et Degrelle monte au créneau en personne, profitant de la situation pour administrer une pichenette aux idées politiques de l’avocat, qui s’était de toute façon moqué des Belges et de leur jargon dans la fausse lettre ci-dessus :


« Communiste millionnaire, prolétaire en limousine, avocat de toutes les causes sanglantes,... quel intérêt a donc ce professionnel de la comédie judiciaire à amorcer chez nous une propagande personnelle ? »


La sentence sonne étrangement comme une préparation du terrain, pour tester la réaction d’une population à l’évocation d’une menace communiste... et selon Brasillach ça a payé, puisque « le pays prenait fait et cause, avec les gens d’ordre, contre l’agitateur bolcheviste ». Dans les années qui suivent, Degrelle et Rex parcourent tout le pays et raflent très rapidement un nombre conséquent de sièges au parlement belge, ce qui signifie effectivement que le terrain était propice à un tel programme, pas seulement en Belgique d’ailleurs. Quoi qu’il en soit, la blague prend de l’ampleur, on constitue un dossier avec la copie de la fausse lettre, de l’assignation au tribunal, les numéros du journal avec soulignage des passages les plus incriminés, et une autre fausse lettre, du faux commis de Me Torrès cette fois. Les étudiants envoient ce dossier à un certain Me Cleymans, avocat belge qui doit remplacer l’avocat parisien alors resté à Paris, bien évidemment, n’étant à aucun moment conscient de tout cela. Ce bon et naïf Cleymans fait plaider cette gravissime affaire au tribunal, qui remet le jugement à huitaine.


Farceur mais pas kamikaze, le groupe d’étudiant révèle alors le canular et publie tous les détails dans l’Avant-Garde. Un vaste éclat de rire parcourt toute la Belgique, et les premiers bernés prennent la blague avec bonhomie, parmi lesquels les chroniqueurs judiciaires, Me Torrès lui-même qui leur envoie d’ailleurs une lettre pleine de sympathie (et vraie cette fois), le président du tribunal enfin, qui « était trop bon Belge pour poursuivre les étudiants pour outrage à la magistrature, et son indulgence lui valut une immense popularité ». J’aime ce tableau rigolard et insouciant de la Belgique, qui nous confirme leur sens de la gaudriole à la française et leur proximité culturelle avec nous (Degrelle était d’ailleurs à moitié français). Pour le coup, le gouvernement prolonge cet état d’esprit. En effet, « comme dit Léon Degrelle, il fut satisfait, puisque dans l’aventure il avait gagné 2 fr 50 en timbres fiscaux ». Un bon mot qui résume bien l’importance de l’amusement, de la joie de vivre la plus simple et la plus bon-enfant qui pouvaient animer ces hommes. J'adore cette histoire ! Et puis y a pas à dire, les journaux étudiants de l’époque, ça avait de la gueule.

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le 23 nov. 2021

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Kavarma

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