On ose beaucoup de choses sur Internet, mais je n’ai pas la prétention de « critiquer » des classiques, alors permettez-moi de raconter un peu ma vie : c’est un prof de prépa qui m’a donné envie de lire André Malraux, alors que je débutais en littérature (note pour ma future psychanalyse : c’est le nom de mon collège). Quand j’ai lu La Condition humaine et La Voie royale à 18 ans, j’ai tout pris de plein fouet : le romanesque, le souffle et le tragique de personnages confrontés à l’Histoire, avec un grand H, l’Aventure et la Révolution. Et la mort, bien sûr, qui n’a pas besoin de capitale. Je n’ai jamais relu La Condition humaine, mais la scène du suicide au cyanure de Kyo est gravée dans ma mémoire de lecteur. Plus tard, j’ai découvert Le Masque et la Plume ; dans une émission de février 2018, Michel Crépu, alors patron de La NRF et membre du comité de lecture de Gallimard, entreprit de défendre un livre de l’écrivaine indienne Arundhati Roy, publiée chez Gallimard, seul contre tous, en invoquant le « foisonnement de l’Inde », à grands coups de « rappelez-vous les dialogues de Malraux avec Nehru ! » dans l’hilarité générale.

Encore des années plus tard donc, m’y voilà. Je dois à l’honnêteté et ma conscience de dire que ce fut long, parfois fastidieux, avec de longues pauses, et qu’il m’est même arrivé de sauter des pages. Mais. Je ne regrette absolument pas les 500 pages de mon vieux Folio (écrit petit !) car ces Antimémoires sont traversées de fulgurances, d’anecdotes épiques, tragiques, poétiques, ou tout à la fois : les pages sur Saba et l’explorateur aveugle, tout le chapitre 2.6 sur sa capture par les Allemands et son évasion, l’Orient (sans orientalisme)… Au sanctuaire de Madurai, Malraux tombe sur un mariage :

Je marchai vers les mariés ; ne sachant pas un mot de tamoul, je leur souhaitai bonne chance en sanscrit (orientalisme à la hauteur de : good luck). Sur quoi, ils se prosternèrent tous les deux. Désemparé, j’allais relever la femme ; mon voisin indien m’arrêta, et nous repartîmes, après de bonnes paroles, vers le carrousel des dieux qui pullulaient dans l’ombre. « Ils vous tiennent pour Vichnou, me dit Raja Rao, et ils ont d’ailleurs raison. » Il précisa plus tard. Des parents, qui ont fiancé un garçon et une fille, ont épargné pendant des années pour les mener, le jour de leur mariage, au Grand Temple, qui leur portera bonheur. Ils y ont rencontré le vizir d’un pays lointain – pays qui n’avait jamais envoyé un vizir à Madura : singulier. Il s’est dirigé vers eux : très singulier. Pour leur souhaiter bonne chance : les vizirs ne souhaitent pas bonne chance aux paysans. En sanscrit (le couple ne sait pas le sanscrit, mais un des brahmes a dit que, etc.) : absolument irréel. Donc, il n’y avait pas de vizir. Ces paroles de bonne fortune étaient envoyées par les dieux : et de se prosterner. (p. 224)

L’essentiel du livre est fait de dialogues, sur le mode de la visite au grand homme, avec de Gaulle (« Je me demandais souvent, devant tel militaire : que serait-il « dans le civil » ? Tantôt de Lattre eût été ambassadeur, et quelquefois cardinal. Dans le civil, le général de Gaulle eût été le général de Gaulle. », p. 108), Nehru, Mao. On croise aussi Césaire, Saint-Ex, Ho Chi Minh, Zhou Enlai, le baron de Clappique (un des personnages de La Condition humaine)… On ne sait pas ce qui est vrai ou faux, il s’amuse à déconstruire complètement la chronologie et parle finalement très peu de lui, contrairement à ce que l’on attend de Mémoires ou d’une autobiographie – d’où le titre. C’est du pur Malraux : foisonnant, dense, un festival de réflexions sur la mystique, l’Histoire, la politique, les peuples, l’Asie… C’est certain qu’il ne faut pas commencer Malraux par les Antimémoires, mais je crois qu’il a toute sa place au panthéon de la grande littérature française du XXe siècle. J’ai appris, dans un texte du critique universitaire Jean-Louis Jeannelle, que Malraux se voulait avec ce livre un anti-Proust, de la même manière que Proust s’était érigé en anti-Chateaubriand. Il préfigurait, comme beaucoup, ce qu’on appelle maintenant « autofiction ». Je cite abondamment (le texte est en accès libre) :

« Le projet de Malraux est devenu en quelque sorte illisible en raison de l’évolution de nos repères poétiques. Ce que Malraux envisageait comme un processus de relittérarisation du modèle traditionnel des Mémoires n’est plus, à nos yeux, au pire, que le tour de passe-passe d’un mythomane avéré, au mieux, que la prémonition du genre de l’autofiction (…) In fine, le principal intérêt des Antimémoires est de susciter une rêverie sur les possibles de l’histoire littéraire : qu’en serait-il si ce modèle littéraire avait connu le même succès critique que Fils de Doubrovsky (1977), qui marqua la naissance de la notion d’autofiction ? La charge théorique du néologisme inventé par Malraux n’était pas moins grande que celle du néologisme de Doubrovsky. L’autofiction répondait certainement plus directement aux préoccupations contemporaines. Mais peut-être celle-ci ne s’imposa-t-elle contre les « antimémoires » qu’au prix d’une certaine simplification des questions littéraires, brutalement ramenées au tourniquet assez irritant du vrai et du faux. » (§29 et 30 de Jean-Louis Jeannelle, « Les Antimémoires : exemplarité de soi et inexemplarité générique », dans Littérature et exemplarité, dirigé par Alexandre Gefen, Emmanuel Bouju, Marielle Macé, et Guiomar Hautcœur, Presses universitaires de Rennes, 2007. https://doi.org/10.4000/books.pur.39472)

On peut aussi, comme moi, lire ces Antimémoires pour le plaisir du style malrucien, délicieusement démodé, surchargé, too much à plein d’égards, pour retrouver cette époque pas si lointaine où l’on vivait encore dans l’Histoire, et pas encore dans le présent perpétuel du capitalisme triomphant. Ce n’est pas rien.

[Nehru] lut la lettre du général de Gaulle, qui était une lettre de créance, la posa sur la table et me demanda, en souriant davantage : « Ainsi, vous voilà ministre… » La phrase ne signifiait pas du tout : vous faites partie du gouvernement français. Un peu balzacienne, et surtout hindoue, elle signifiait : voilà votre dernière incarnation… « Mallarmé, lui répondis-je, racontait ceci : une nuit, il écoute les chats qui conversent dans la gouttière. Un chat noir inquisiteur demande à son chat à lui, brave Raminagrobis : "Et toi, qu’est-ce que tu fais ? – En ce moment, je feins d’être chat chez Mallarmé…" » (p. 156)
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le 11 oct. 2025

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Antoine Grivel

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