Le navire en détresse tire des coups de canon d'alarme ; mais il sombre avec lenteur, avec majesté
Comment une oeuvre aussi puissante peut-elle être aussi méconnue ? Ok elle est passée presque inaperçue à son époque, ok elle a mis du temps à être redécouverte, mais c'est fait depuis suffisamment longtemps déjà. Sans doute faut-il incriminer sa dureté, pas tellement au niveau du style (même si c'est pas toujours simple), mais au niveau des thèmes. Parce que Maldoror, c'est une putain d'enflure qui vous traumatisera si vous avez le coeur mal accroché.
Que sont les Chants de Maldoror ? Présentés comme une suite de six chants épiques découpés en strophes, il s'agit en fait de textes en prose, qui ont pour principal but de malmener leur lecteur. Vous attendez du vers ? Mange ta prose, et j'appelle ça un chant si je veux, dit Lautréamont. Vous attendez de l'épique ? Ok, j'aime bien, mais vous allez devoir accepter mon héros : méchant, cruel, irrévérencieux, ne poursuivant aucune quête si ce n'est de faire du tort autour de lui. Vous croyez ce que je dis ? LOL ! Je dirais le contraire à la ligne suivante s'il m'en prend l'envie. Vous espérez un fil conducteur, de la cohérence ? Sans doute y en a-t-il, mais elle n'est pas apparente.
Les Chants de Maldoror, c'est une bombe. Tantôt, Ducasse (car le comte de Lautréamont, c'est en fait Isidore Ducasse) détourne des textes cultes. Tantôt, il s'en prend salement à Dieu. Tantôt c'est l'Homme, dans toute sa splendeur, qui est meurtri par la plume inspirée de l'auteur. Tout y passe, avec style et fluidité, naturel et authenticité. Pourtant, c'est pas écrit au fil de la plume : regardez le texte de plus près, et vous réaliserez le soin qui a été apporté à la moindre tournure. Et pourtant l'on a pratiquement l'impression de dialoguer directement avec Maldoror, ou Lautréamont, ou Ducasse, ou peu importe qui (parce qu'en plus il joue avec la narration et l'identité sans cesse sinon c'est pas drôle).
On a souvent parlé de l'inspiration comme d'un être vivant à part entière, distinct de l'auteur, quasiment divin. Peu d'auteurs donnent cette impression. Et pourtant, Les Chants de Maldoror sont indubitablement vivants, et l'on en viendrait presque à comprendre comment, après avoir écrit une telle oeuvre, la force vitale de Ducasse s'estompa, probablement transférée dans son manuscrit...
Je ne peux pas expliquer Maldoror, je ne peux pas le critiquer. C'est une expérience unique dans la vie d'un lecteur, tout simplement.