Il est difficile de se lancer dans Les Misérables.
Chaque année, j'en fais étudier des extraits à mes élèves de 4ème. Cosette chez les Thénardier, ça marche toujours.
D'habitude, ça me laisse plus ou moins indifférent. C'est sympa, c'est pas trop compliqué, mais je ne suis pas un inconditionnel du père Hugo.
Je ne sais pas trop pourquoi mais, cette année, depuis novembre, j'ai eu envie de relire le roman.
Ouille ! C'est que, se plonger dans les 1500 pages des Misérables, ça ne se fait pas comme ça. ça mérite réflexion.
Rarement un roman aura autant mérité l'appellation de pavé. Pas uniquement parce qu'on y parle de barricades et de pavés des rues semés dans les dents des flics. Pas seulement même par sa longueur ; après tout, des romans de 1500 pages, j'en ai lu des masses, ce n'est pas si énorme que ce que l'on pourrait croire. 1500 pages de Stephen King, ça ne tient pas deux semaines. 10 jours de lecture même pour les 1800 pages du Comte de Monte-Cristo.
J'aimerais pouvoir dire que Les Misérables, ça se lit d'un coup, rapidement, net et sans bavure. Mais c'est faux. On les sent passer, ces 1500 pages. Ce n'est pas d'une lecture simple. Ce n'est pas toujours passionnant non plus.
C'est plus que ça.
Les Misérables, c'est tout un continent.


Un continent avec sa population. Bien entendu, tout le monde connaît Cosette, Valjean, les Thénardier, Gavroche, Javert, éventuellement Marius. Mais que dire de Courfeyrac, grantaire, Lesgle (de Meaux, dit Bossuet), Enjolras, Gueulemer, Babet, Montparnasse, le père Fauchelevent, Champmathieu, M. Gillenormand, Eponine, M. Mabeuf, Tholomyès, Monseigneur Myriel...
Un continent avec ses lieux sombres et lugubres, ses marécages. Du bagne de Valjean jusqu'aux égouts de Paris, en passant par l'auberge des Thénardier ou la pension où réside Marius, le roman propose une plongée dans la France la plus désespérément pauvres, celle des logements insalubres, celle qui n'a pas à manger, pas de quoi se chauffer en hiver, pas de quoi se laver, etc. En grand écrivain baroque, Hugo se plaît à décrire des figures grotesques dans des lieux immondes.
Le continent possède aussi, bien évidemment, ses endroits lumineux. Le jardin du Luxembourg, où Marius rencontre Cosette. L’évêché de Monseigneur Myriel.
Le continent a ses monuments, ses sommets, ses lieux incontournables : le puits où Cosette va chercher de l'eau, la barricade où Gavroche se fait tuer, les égouts de Paris, des scènes tellement connues qu’elles sont rentrées dans l'imaginaire collectif, bien au-delà de la France.
Le continent, enfin, n'ayons pas peur de le dire, a ses plaines. De mornes plaines. Des chapitres entiers qui s'étendent à perte de vue, des paragraphes de cinq pages, des digressions interminables, des moments tellement calmes que, n'hésitons pas à le dire, on s'y ennuie ferme.
Des villes, des forêts, des montagnes, de Toulon à Arras, de la bourgeoisie parisienne à la mendicité de banlieue, le roman ne se contente pas de raconter une histoire, il dresse tout un tableau de la France. C'est d'ailleurs son but : décrire la France de 1815 à 1833. Sous cet éclairage, le roman prend sa place naturelle dans une série de livres qui racontent la France du XIXème, entre La Comédie Humaine et Les Rougon-Macquart.
Oui, parce que, clairement, le projet de Hugo n'est pas vraiment de raconter l'histoire de Valjean. Si on enlève toutes les digressions, la narration des aventures du forçat doit occuper 350 pages à tout casser. Les Misérables, c'est bien plus que cela.
Un continent avec ses objets fétiches : une pièce, deux chandeliers, deux seaux portés par une fillette, une clé pour sortir des égouts, une pelle quand on se promène en forêt, un fusil sur les barricades.
Et le continent possède sa divinité.


Ce Dieu, ce démiurge (le terme est plus exact), c'est Victor Hugo.
Rarement un auteur aura mis tant de lui-même dans un livre que Hugo dans Les Misérables. Chaque chapitre, chaque paragraphe, chaque phrase est imprégné de la personnalité de son auteur et de ses multiples casquettes.
Hugo historien, qui fait dans le détail la description de Waterloo en 75 pages. La France décrite dans le roman, c'est la France d'après Napoléon, la France divisée entre les partisans de l'empereur et ceux de la monarchie, entre républicains et monarchiste. Une France des représailles, où les anciens héros sont rejetés, abandonnés, voire sanctionnés. Une France épuisée qui tente de se remettre de l'épopée du tyran-titan.
Détail significatif : la description de Waterloo, placée en tête de la deuxième partie, devait, dans le projet initial de Hugo, se trouver en ouverture du roman.
Hugo est également politicien, bien sûr. Dans cette description de l'extrême pauvreté et des injustices de la France de la Restauration, il faut lire l’œuvre d'un auteur exilé, obligé de quitter la France du second Empire, opposant politique d'un "Napoléon le Petit". A trente ans d'écart, il est évident que la cible de Hugo, c'est aussi la France injuste de son temps (le roman est achevé en 1862), une France de la bourgeoisie victorieuse, où les valeurs financières remplacent toutes valeurs humaines, au point que la révolution paraît être le seul espoir politique.
Il faut lire ces pages où Hugo fait la distinction entre émeutes et insurrection. Il faut lire sa présentation de Louis Philippe, roi sympathique mais qui mérite quand même sa révolte. Et, plus que tout, il faut lire toute cette révolte qui transpire de l'ensemble du roman. Les Misérables, c'est le livre d'un révolté. Sa description de la misère et de ses conséquences, les injustices sociales et juridiques, est celle d'un homme engagé.
Hugo philosophe également. Un Hugo qui ne parle que de l'idéal. La France est l'idéal du monde. La République, c'est l'idéal de la politique. Monseigneur Myriel, c'est l'idéal du croyant. Tout est une question d'idéal. Et Hugo nous présente des personnages qui sont des idéaux, des perfections personnifiées. Idéaux, aussi bien vers le haut (comme Valjean) que vers le bas (comme les Thénardier).
Un philosophe chrétien. Et cela, c'est une évidence au bout de quelques pages. Hugo est croyant, son livre est un livre de croyant. Dieu est présent toutes les trois lignes. Et les cent premières pages, qui nous présentent l'évêque de Digne, constituent la plus extraordinaire description de la foi que l'on puisse trouver. Et le christianisme est l'exemple même de cet idéal.
C'est un peu ce que découvre Javert à la fin. Trop tard, certes. Qu'il y a la loi des hommes et loi de Dieu; qu'il avait, jusque là, bêtement et aveuglément respecté la loi des hommes, dans le confort qu'apporte l'absence de remise en cause ; et qu'il découvrait d'un coup que Valjean, qu'il prenait pour la lie de l'humanité, suivait lui la loi de Dieu. Javert, victime du syndrome d'Antigone.


Hugo écrivain aussi.
Forcément.
C'est peut-être là le problème, d'ailleurs.
Car Hugo écrivain, c'est un romancier qui a oublié la subtilité. Son style est lourd, insistant. Il multiplie des procédés littéraires qui appuient ses démonstrations. Le présent de vérité générale, qui formule des expressions qui s'imposent comme des certitudes absolues. Les énumérations. Les effets de contraste qui divisent le monde en blanc ou noir, en enfer ou paradis.
Et son incapacité à faire court. Hugo était maladivement incapable de simplement raconter une histoire. A la fin du roman, M. Gillenormand fait l'éloge de l'inutile, du superflu qui transforme une œuvre en un chef d’œuvre. C'est Hugo qui parle là, qui nous expose le pourquoi de son livre-fleuve.
Un auteur qui n'hésite pas à employer du symbole. Valjean en Jésus et Javert en Satan, ou en Caïn. L'enterrement symbolique de Valjean. Le passage par les égouts. Autant de scènes qui montrent plus qu'elles ne racontent.
Hugo suit aussi une construction rigoureuse. On sait qu'il a remanié de nombreuses fois l'organisation de son roman. Pour seule preuve, s'il en fallait une, voyons un peu ces deux scènes qui se répondent, deux "tempêtes sous un crâne", celle de Valjean, dans la première partie du roman, et celle de Javert dans la dernière partie. Deux chapitres intenses qui se répondent à mille pages d'intervalle et qui, d'un certain côté, ouvrent et concluent le roman, la première en faisant définitivement entrer Valjean dans le chemin christique, l'autre en écartant définitivement Javert.
Hugo a conscience de sa grandeur. Il se sait talentueux. Il use et abuse de son talent, cherchant, avec ces Misérables, à créer le chef d'oeuvre ultime, le monument qui montrera son génie de façon éclatante. Hugo façonne sa propre statue. Ce roman est l'oeuvre d'un égo sur-dimensionné comme on en trouvait encore au XIXè siècle, et qui semble avoir disparu de nos jours.
Les Misérables, c'est le déploiement de tout l'art de Hugo. Un art poétique, au même titre que celui de Boileau.


Et la note elle-même ?
Est-ce que l'on peut noter La Joconde ?
Quelle note donner au Pont du Gard ?
Les Misérables, ce n'est pas un roman. C'est un monument. C'est historique. C'est culturel.
Pas seulement culturel par rapport à la France.
Cosette fait partie de la culture occidentale.
Il est quasiment impossible de juger ce livre comme un autre roman. Nous avons ici un titan. Monstrueux, démesuré, effrayant et splendide.
En un mot, baroque.
Quelle autre note donner à ce qui est un des piliers de notre culture ?
Alors, que l'on soit clair sur un détail : je comprends parfaitement tous ceux qui ont abandonné en cours de route.
Les Misérables, c'est compliqué, c'est lourd, c'est indigeste. Je dirais presque : c'est fait pour.


Petite note finale sous forme de digression : je ne sais pas si je suis aveuglé par mon admiration pour le grand Alexandre, mais j'ai trouvé pas mal de points communs entre Les Misérables et Le Comte de Monte-Cristo, achevé 18 ans plus tôt.
Tout d'abord, le contexte politique de restauration et sa vengeance anti-napoléonienne.
Ensuite, cette scène impressionnante d'évasion par enterrement et résurrection (Dantès s'en sert pour s'échapper du Château d'If, Valjean du couvent).
Une scène de carnaval, à la fois festive et angoissante.
Les multiples identités du personnage principal, mort tant de fois qu'il en devient presque surnaturel.
On sait que Hugo et Dumas s'appréciaient beaucoup.
On les sait compagnons d'exil.
Je ne serais pas surpris outre-mesure que Victor se soit inspiré d'Alexandre.
Mais ce n'est qu'une opinion.


[faut que j'arrête de lire du Hugo, je n'arrive plus à terminer mes critiques]

SanFelice

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