Le sous-titre indique « chronique », et les éditions de l’Encyclopédie des Nuisances ne sont pas connues pour plaisanter avec le sens des mots. Donc, ce sera une chronique : ni tout à fait un essai, ni tout à fait un document, ni tout à fait un pamphlet, ni tout à fait un reportage, publiée un an après la catastrophe de Fukushima, à laquelle elle est consacrée.
C’est aussi là, me semble-t-il, que réside la limite des Sanctuaires de l’abîme (les « sanctuaires de l’abîme, pour reprendre l’expression du poète Hölderlin, où nul ne veillera les défunts sous peine de succomber », p. 26) : à multiplier les angles d’attaque, l’ouvrage y perd en synthèse, c’est-à-dire probablement en efficacité. Le début de l’ouvrage est consacré à une évocation factuelle de la catastrophe qui a suivi le tsunami de mars 2011, la suite propose une revue critique des réactions à cette catastrophe.


Que les autorités aient sciemment minimisé la catastrophe et surtout ses conséquences, que « la terre tremble au Japon, et voici que tout un galimatias catholico-bouddhique submerge les commentaires des journalistes » (p. 67), cela ne surprendra que ceux qui croient que l’information et la communication ont quelque chose à voir avec la vérité. Que cette catastrophe soit un symptôme de ce qui se passe dans le « “laboratoire-monde” » (1) du libéralisme qu’est devenue la planète, ce que les auteurs montrent avec pertinence, voilà qui n’emmènera pas les lecteurs de l’Encyclopédie des Nuisances en terre inconnue.


Le hic, c’est que souvent, l’ouvrage pourrait aller plus loin, creuser la piste jusqu’au bout, ne serait-ce que pour appeler explicitement à l’arrêt de la surconsommation, dont la surconsommation énergétique n’est qu’un aspect. Au lieu de cela, on revient près du point de départ et on explore une autre piste – mais pas jusqu’au bout, etc.
Un exemple ? « Les dirigeants de TEPCO considéraient que l’aménagement des murs brise-lames aurait peut-être suscité la méfiance des habitants » (p. 37). L’idée que les autorités cherchent avant tout à ne pas alarmer, sous-entendue ici, se retrouve régulièrement dans cette chronique. La part de cynisme et la part d’inconscient dans un tel comportement ? l’absurdité d’un tel motif ? l’absurdité de « la méfiance des habitants » envisagée ? la généralisation à d’autres domaines de cette politique consistant à casser le thermomètre pour faire baisser la température ? Elles ne donnent lieu à aucun développement – mais seront de nouveau survolées ailleurs dans l’ouvrage.


Les Sanctuaires de l’abîme présentent un autre problème : un caractère parfois partisan dont les faits n’avaient pas besoin. Ainsi, quand les auteurs parlent de leur ami Wataru, fondateur d’un « laboratoire citoyen » destiné à aider les habitants des terres contaminées : « L’appellation “laboratoire citoyen” sonne comme un aveu d’impuissance – s’agit-il de contre-expertiser un supposé dysfonctionnement du laboratoire-monde ? – mais a sans doute paru tomber sous le sens, s’imposer d’elle-même, à Wataru et à ses amis. Est-ce à leur insu qu’elle porte sa propre critique ? » (p. 125). Si les responsables de la catastrophe avaient fondé des « laboratoires citoyens », cette appellation particulièrement dénuée de sens aurait-elle bénéficié de la même indulgence des auteurs ?
De même, je lis à propos de – l’incontournable ! – Tchernobyl que «  le nombre de morts s’élevait à près de 100 000 en 2005 sur le million d’ouvriers qui ont travaillé à la centrale de Tchernobyl après l’accident » (p. 102 ; l’information est sourcée). Oui, c’est beaucoup. Oui, c’est anormal. Mais pour le prouver, il aurait été judicieux d’indiquer, sur un million d’ouvriers du nucléaire qui n’ont pas travaillé à la centrale de Tchernobyl en 1987, combien étaient encore vivants en 2005. Plus de 900 000, je n’en doute pas. D’autres lecteurs douteraient.


Ces points sont peut-être bénins, à coup sûr moins dangereux que 20 millisieverts dans une cour d’école, mais ils desservent un travail par ailleurs bien mené. Pour une chronique.


(1) « Le gouvernement parle désormais de bakuhatsu teki jisho, terme servant normalement à décrire les explosions qui surviennent dans les éprouvettes des scientifiques. Le “laboratoire-monde” s’affiche ouvertement » (p. 23).

Alcofribas
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le 18 janv. 2021

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