1931. Depuis le traité de Neuilly, pendant du traité de Versailles qui dépouille la Bulgarie d'une partie de son territoire pour son alliance malheureuse avec les puissances centrales, la Macédoine est une pomme de discorde entre Serbes et Bulgares. Les Serbes possèdent en théorie l'intégralité du territoire et "serbisent" les populations à marche forcée. Les minorités bulgares de Macédoine, en réaction, créent dans la dernières décennie du XIXe des milices montagnardes, les haïdouks, centralisés ensuite dans une organisation terroriste qui a sa direction à Sofia : l'ORIM (Organisation Révolutionnaire Intérieure Macédonienne). Cette organisation est un véritable Etat dans l'Etat : elle organise des attentats contre les Serbes, mais surtout assassine tout Bulgare un peu trop mou et enclin à laisser tomber la Macédoine bulgare. Elle entretient pour cela des campagnards désoeuvrés venus à la ville, les comitadjis, qui ont une carte qui leur permet de manger et boire à l'oeil auprès des petits commerçants, qui s'exposent à de lourdes représailles s'ils protestent. L'ORIM lève aussi des impôts, notamment sur la production de tabac et demande en période de vaches maigres des contributions "volontaires" aux riches Juifs de la capitale. Il y a aussi des tribunaux de l'ORIM, qui gèrent les litiges et prononcent les sentences (intimidation, torture, représailles sur les proches ou exécution).

Ce livre rassemble une série de 24 articles que Londres fit paraître dans "Le parisien" en 1931 sur ce sujet, mais aussi 5 articles de 1921 qui portent principalement sur la dictature agrarienne de Stamboliyski et une rencontre avec le tsarets Boris III. Significativement, chacune de ces séries d'articles amène Londres à la même conclusion : la Macédoine restant un problème impossible à résoudre, la seule solution viable pour les Balkans serait un Etat multilingue fédérant tous les Slaves du Sud.

Londres a un style vif et suggestif. Il privilégie les raccourcis saisissants et les effets coups-de-poing, comme ce passage sur la reconstruction de Belgrade dans les années 20, où il raille la statue de l'homme levé dans le parc Kalemegdan. Souvent, il a recours à des prosopopées de la Patrie Bulgare, ou du Paysan, de la Yougoslavie, etc... Il aime par-dessus tout rapporter les choses vues : ces comitadjis qui restent assis sans consommer aux cafés, qui suivent leur proie ; ces gardes du corps accompagnés de chiens ; le jeu du "chemin de fer" qui consiste à tenir ses cartes d'une main et son revolver de l'autre ; le paysage urbain de Sofia, rendu de manière fort vivante : pigeons sur le palais royal ; neige en flocon sur le dôme de la mosquée ; arrière-cour miteuse ; maisons de campagnes ; places de villages où les comitadjis armés de cartouchières et aux cheveux broussailleux siègent comme des notables ; cinéma maquillant une salle de tir souterraine ; boulangerie où sont faits à la va-vite la cérémonie du serment pour les nouveaux membres. On ne peut tout énumérer tant ce témoignage est riche, vivant, sent les impressions glanées sur la rue.

Le ton est grinçant, souvent fort drôle, notamment quand Londres parle de la culture de l'assassinat politique propre à la Bulgarie. L'auteur se met en scène, mais reste au fond assez discret sur ses méthodes d'investigation, attachant d'ailleurs une grande prudence à la protection de ses sources. Il fallait tout de même avoir de sacrées tripes pour entrer dans le dortoir des comitadjis pendant que ceux-ci dormaient, ou encore pour aller se ruiner le dos sur les horribles routes bulgares jusqu'en Macédoine, le bastion de l'ORIM.

Il est bien sûr difficile de retenir tous les noms. On garde notamment en mémoire cette impression de ville où les passants ont peut-être des bombes dans leurs valises, les femmes des révolvers dans leur chapeau, où la mort vous attend peut-être au coin de la rue ou dans l'embrasure d'une fenêtre. Londres est un Corto Maltese qui est attiré par les zones dangereuses, par le mystère. Un Corto qui sortirait de son quant-à-soi pour partager ses connaissances avec le lecteur, sur un ton de conversation railleuse.

Merci à Nicolas pour cette belle découverte/
zardoz6704
9
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le 28 oct. 2013

Modifiée

le 28 oct. 2013

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