Les corps inutiles… et le combat utile

La première réussite de ce roman tient à sa scène d’ouverture, à cet acte fondateur qui va conditionner tout le récit. La jeune Clémence, quinze ans, se rend chez ses amis pour fêter la fin de l’année scolaire. En chemin, un homme se jette sur elle et la menace d’un couteau. Agressée sexuellement, elle parviendra cependant à éviter le viol et à s’enfuir. Mais le mal est fait. Plus psychologique que physique, le traumatisme est d’autant plus grand qu’il ne peut être partagé. Que personne ne pourra la comprendre: « avouer l’agression, dans cette famille-là, ce serait se condamner à perpétuité. (…) Ce serait crever d’ennui et la minijupe éternellement bannie – j’étais en jean, bordel ! –, ce serait le père hagard s’abreuvant de pilules et la famille nombreuse tout entière au courant, sans exception. (…) À tout jamais victime, à tout jamais coupable, à tout jamais salie.»
Elle survit plus qu’elle ne vit. Elle ne comprend plus son corps. Ne ressent plus rien : «Cette fille rousse dans la glace, ce n’était pas Clémence Blisson, quinze ans ; c’était quelqu’un d’autre. Quelque chose d’autre, pensa-t-elle subitement. L’idée la fit frémir.»
La solution viendra-t-elle de l’éloignement, d’une autre vie loin de cette ville, loin de ces amis qui ne la comprennent plus, loin de ces parents qui n’ont toujours rien compris ?
« À l’aube du XXIe siècle, j’avais donc signé un prêt à taux exorbitant, bouclé mes valises, fait hurler ma mère, enrager mon père, pleureur ma sœur, et je m’étais retrouvée élève de l‘ITM – l’Institut technique du maquillage. J’y passai deux années très enrichissantes, qui me formèrent surtout à une habileté quasi miraculeuse pour une fille dans ma condition – je réussis même à décrocher le permis de conduire. J’habitais une chambre de bonne de neuf mètres carrés près de la Contrescarpe, dont je payais le loyer grâce à un mi-temps dans la boutique Yves rocher de la rue de Rivoli – un enfer plein de peaux mortes, d’épilations anales et de pieds d’athlète.»

Douée, Clémence va réussir ses études et trouver un travail de maquilleuse pour le cinéma. Mais ne va pas guérir pour autant : «Je m’envoyais en l’air, n’importe où, n’importe quand, n’importe comment, avec n’importe qui. À l’époque déjà, je ne donnais jamais suite, mais je n’avais pas encore instauré " la règle du 29 "».
La règle du 29 est une sorte de rituel. À la date anniversaire de son agression, elle s’habille de façon provocante et offre son corps à tous. Car, comme le souligne le titre du roman, il lui est inutile. Le sexe comme punition. Mais il reste l’espoir qu’un jour, «il y en aurait un – un différent des autres – qui lèverait l’anathème comme dans les contes de fées. Un jour j’aurais mal pour la première fois, ma peau ressusciterait et je serais sauvée.»
Après l’épisode raté avec Tristan, scénariste du deuxième long-métrage sur lequel elle a travaillé, et qui fut à l’origine de la règle du 29, elle va chercher à briser le mauvais sort en fuyant à nouveau.
Elle retourne dans le Sud, est engagée comme dessinatrice-maquilleuse dans une usine de poupées gonflables, et voit un jour débarquer Damien Coperey, un policier qui n’a pas perdu l’espoir de mettre la main sur son agresseur. Son «premier sauveur» va lui permettre do sortir la tête de l’eau. De comprendre que «la certitude d’être une abomination» n’a rien d’irrémédiable.
Delphine Bertholon va même parvenir à renverser complètement les choses. Le seconde réussite de ce roman tient en effet dans sa conclusion. Résilience, volonté de s’en sortir, combat pour la liberté. Peu importe comment on appellera l’évolution de Clémence, on ressortira ragaillardi de ce roman.
Ma collection de livres

dahlem
6
Écrit par

Créée

le 1 mars 2016

Critique lue 244 fois

1 j'aime

dahlem

Écrit par

Critique lue 244 fois

1

D'autres avis sur Les corps inutiles

Les corps inutiles
dahlem
6

Les corps inutiles… et le combat utile

La première réussite de ce roman tient à sa scène d’ouverture, à cet acte fondateur qui va conditionner tout le récit. La jeune Clémence, quinze ans, se rend chez ses amis pour fêter la fin de...

le 1 mars 2016

1 j'aime

Les corps inutiles
LouKnox
8

Critique de Les corps inutiles par Lou Knox

Comment c’est pas du jeu quand tu te dis « vas y gars j’vais me taper un livre de scienzumaines » histoire de m’y mettre au moins un jour. Non, c’est clairement pas du jeu quand tu vois un petit gars...

le 2 juin 2020

Les corps inutiles
bibliothequephemere
7

Corps emprisonné

Ce soir là, Clémence fait une mauvaise rencontre sur le chemin d'une fête interdite : la fin du collège, fêter la liberté. Cette nuit sera le début de son emprisonnement. Il y a aussi la Clémence de...

le 4 nov. 2018

Du même critique

La Sonate à Bridgetower
dahlem
9

La Sonate à Bridgetower (Sonata mulattica)

À travers le portrait de George Augustus Polgreen Bridgetower, jeune violoniste métis, Emmanuel Dongala explore tout à la fois une époque, celle de la fin du XVIIIe siècle, nous entraîne vers les...

le 17 mars 2017

5 j'aime

Celle qui fuit et celle qui reste
dahlem
10

Celle qui fuit et celle qui reste… le meilleur d'Elena Ferrante

Je connais un excellent remède contre la déprime hivernale. Il a pour nom L’Amie prodigieuse et vous guérira sans aucun effet secondaire. En revanche, il faudra vous préparer à un marathon de...

le 26 janv. 2017

5 j'aime

No home
dahlem
8

No Home… deux sœurs au destin bien différent

La clé de ce roman nous est livrée avant même qu’il ne commence, par l’arbre généalogique imprimé en ouverture du livre et auquel on pourra toujours se référer si, de chapitre en chapitre, on perd le...

le 16 janv. 2017

5 j'aime