Critique issue d'une fiche de lecture réalisée dans un cadre académique


Dans cet ouvrage directement tiré de sa thèse in extenso, Clément Therme dévoile les relations à l’œuvre entre Téhéran et Moscou depuis 1979 à la lumière de leur relation passée, de leurs intérêts communs et de leurs incompatibilités idéologiques. En dévoilant les dynamiques sous-jacentes aux prises de positions russes et iraniennes au Caucase, au Moyen-Orient et en Asie Centrale, l’auteur nous livre des éléments clefs à la compréhension de l’équilibre géopolitique Moyen-Oriental. Son analyse, bien que rédigée à l’aune des évènements précédant 2012, sont également à mettre en lien avec l’actualité, en particulier en Syrie et en Irak, où l’Iran et la Russie semblent être les principaux vainqueurs.
En s’affublant d’une perspective de sociologue, le chercheur met en exergue la sociogenèse de la relation Téhéran-Moscou au sens éliasien du terme. Clément Therme questionne les jugements prétendument dénué de tout biais par certains analystes des relations internationales, désirant classifier trop aisément Téhéran comme un acteur guidé par sa rationalité, ou au contraire son idéologie. A travers une approche politiste des institutions iraniennes, il prouve aussi la multipolarité du pouvoir détenu par une pluralité d’acteur dans le régime politique iranien, en particulier en terme de politique étrangère.
Afin de déconstruire cette relation, Clément Therme émet dans l’introduction trois problématiques, qui serviront de filigrane à son analyse. La première -essentielle à mes yeux en ce qu’elle remet en question de manière frontale l’interprétation réaliste faite par de nombreux chercheurs- s’enquiert de savoir dans quelle mesure la dimension idéologique affecte la relation Téhéran-Moscou. La seconde dimension de la problématique vise à interroger le poids de l’héritage historique conflictuel dans les continuités et ruptures diplomatiques ; Peut-on parler d’une sociogenèse de la relation au sens premier du terme ou les siècles d’oppositions n’ont qu’une influence très limitée dans les rapports postrévolutionnaires ? Finalement, Clément Therme examine le rôle de la variable exogène qu’est le changement de nature du système international, en lien avec l’oscillation Téhéran Moscou.
Ces trois problématiques sont explorées au fil de quatre chapitres, le premier chapitre constitue l’arrière-plan historique et le second la base théorique détaillant l’idéologie révolutionnaire et la politique étrangère de la toute jeune République islamique, en lien avec les différentes théories des relations internationales. Dans le troisième chapitre, Clément Therme dévoile les rouages de la relation bilatérale unissant les deux pays, en croisant le plus possible le discours, idéologie et actes concrets. Finalement, le quatrième et dernier chapitre se focalise sur la perception de la Russie vis-à-vis de l’Iran et continue de détailler les différentes coopérations énergétiques, militaires et spatiales, aussi bien que les désaccords stratégiques et juridiques. De manière encore plus significative, les dernières pages de ce chapitre traitent directement du troisième axiome de Clément Therme, à savoir l’influence de l’évolution du système international sur l’entente irano-russe, et plus largement sur la défense d’un monde multipolaire, aux côtés de Pékin et New Dehli.


1) Le poids de l’héritage historique.


      Dans la perspective de légitimer son analyse sur la prise en compte de tous les aspects de la relation liant Téhéran à Moscou, Clément Therme initie avec un chapitre décryptant l’héritage historique qui pèse sur les épaules des deux nations et de leurs dirigeants. Ce dernier affirme que cet héritage se concrétise en particulier dans le Caucase. Cet espace géographique qui pendant de longues années a servi de frontière physique entre les deux entités monopolistiques de domination, a été le lieu de violents affrontements dès le XVIIIème siècle. Cette concurrence entre les deux Empires est motivée de part d’autres par des velléités stratégiques, à savoir disposer d’une frontière naturelle face à son ennemi au Nord pour l’Iran, et faire de la Mer Caspienne « un lac russe  » pour Moscou. 
A la suite des deux Guerres russo-persanes, à savoir entre 1804 et 1813, puis entre 1826 et 1828, le traité de Turkmanchai acte la perte de territoires septentrionaux pour la Perse au profit de l’Empire russe. Cette humiliation nationale fut suivie par le début de ce qui fut nommé le Grand Jeu, à savoir la rivalité anglo-russe en Perse et en Asie Centrale. Pour les britanniques il s’agissait de sécuriser leur accès aux Indes, en limitant l’influence russe en Perse ainsi qu’au Baloutchistan, tandis que pour les russes, il s’agissait de déstabiliser la Grande Bretagne et d’accroitre sa sphère d’influence en Asie Centrale, dans l’espoir de l’étendre en Asie du Sud-Ouest.
Plus encore, cette rivalité s’accrue avec l’émergence d’un nationalisme iranien prôné par Reza Shah, qui résultera en une lutte sans merci des autorités iraniennes contre les ingérences étrangères, en particulier l’ingérence russe. Autre exemple de cette nécessité de composer avec l’ingérence étrangère : l’invasion de l’Iran dès l’abdication de Reza Shah en 1941. Selon certaines sources, l’influence de l’Allemagne Nazie en Iran et le refus de Reza Shah de laisser le chemin de fer trans-iranien à la libre disposition des forces alliées sont les principales causes de cette invasion anglo-soviétique qui marquera au fer rouge la nation iranienne. Cependant à partir de 1962, la révolution blanche menée par Mohammed Reza Shah Pahlavi est soutenue, les relations commerciales s’intensifient, et Moscou propose même à l’Iran de l’aider dans son programme nucléaire. A contrario des discours révolutionnaires, Clément Therme, à travers une analyse poussée de quatre siècles d’une relation bilatérale irano-russe, parvient à démontrer que l’Iran, malgré la perte de ses territoires septentrionaux et le syndrome d’encerclement développé à la suite de la rivalité anglo-russe, parvint à développer des relations bienveillantes avec son voisin soviétique jusqu’à l’avènement de la révolution islamique, preuve que l’héritage historique, s’il existe, est surmontable.

2) Intérêt national et idéologie révolutionnaire.


      Dans un second temps, l’auteur traite de manière critique du premier axiome, à savoir l’influence de l’idéologie dans la politique étrangère de l’Iran, plus précisément envers la Russie. En détaillant ses arguments, Clément Therme questionne en profondeur le rôle central joué par l’idéologie dans la définition de la diplomatie iranienne. Il nuance le discours tenu par de nombreux penseurs se revendiquant réalistes en réaffirmant que, comme Raymond Aron, toute politique étrangère a des fondements idéologiques en ce que l’idéologie est : « une représentation globale du monde historique, du passé, du présent et de l’avenir, de ce qui est et de ce qui doit être  ». De la sorte, il serait caricatural de définir l’Iran et sa politique étrangère comme dévolue au bon vouloir de rigides et rétrogrades mollahs servant une idéologie obscure et figée. Au contraire il s’agit d’appréhender un pouvoir pragmatique guidé par ses intérêts sur la base d’une idéologie révolutionnaire normalisée. 
Dès lors, il ne faut pas négliger l’héritage khomeyniste. Clément Therme affine même le concept en évoquant une « pathologie idéologique islamique ». La République islamique serait donc de nature idéologique, à ne pas confondre avec une prégnance du religieux sur le politique. A contrario on observerait selon ce dernier une politisation du religieux. Autrement dit, la dimension pragmatique de la politique étrangère iranienne n’infirme pas l’idéologie révolutionnaire qui, pour prendre l’exemple de la relation entre Téhéran et Moscou s’établit sur une base khomeyniste antisioniste et antiaméricaine. Ainsi, la limite de compréhension de la diplomatie iranienne dans la perspective réaliste se concrétise à travers l’étude de l’intérêt national. Si défendre ses intérêts nationaux consiste à promouvoir le développement et la protection de ses infrastructures, une normalisation des relations avec l’Occident aurait dû être effectuée depuis longtemps. Mais l’antiaméricanisme étant au cœur du logiciel idéologique de la République islamique, il semble moins couteux politiquement pour les factions conservatrices, de maintenir de bonnes relations avec son voisin du Nord pour préserver l’idéal islamiste comme base structurante de l’Etat révolutionnaire iranien. Et ce, parfois aux dépens des intérêts nationaux. Par exemple, la dimension identitaire antiimpérialiste de la nature idéologique de l’Etat révolutionnaire, l’amène à dépasser son inimité avec les Etats-Unis ou la Russie –particulièrement les premiers- que lorsque que ce dépassement ne nuit pas aux idéaux révolutionnaires, tel fut le cas lors de la ratification du JCPOA, que l’establishment iranien a justifié en affirmant que les Etats-Unis étaient forcés à venir à la table des négociations avec l’Iran.

3) Une relation asymétrique soumise aux dynamiques internes aussi bien qu’à l’évolution du système international.


    Clément Therme met en avant dans son analyse, le poids du corpus idéologique khomeyniste sur le processus décisionnel de la politique étrangère iranienne actuelle. La dimension antisoviétique de son discours au lendemain de la révolution s’appuie sur deux bases. La première est la création d’une crédibilité internationale à vocation disruptive voulue par le nouvel Etat révolutionnaire. Cette crédibilité se fonde sur le « Ni Ouest Ni Est » scandé durant la révolution, il implique une politique étrangère intransigeante envers les puissances américaines et soviétiques. La deuxième base de cette dimension antisoviétique, c’est le risque de déstabilisation intérieur que représente l’Union Soviétique, en particulier vis-à-vis du parti Toudeh  et de l’OMPI  au lendemain de la révolution. Néanmoins, comme Clément Therme le prouve, en terme de politique interne, l’enjeu des relations avec Moscou n’a pas une dimension aussi prononcée que celui des relations avec Washington, ce qui importe davantage lorsqu’on invoque Moscou, c’est le débat quant au modèle socio-économique à adopter en Iran. 
Ainsi, les liens avec Moscou, soumis au débat interne sont en conséquence un enjeu majeur entre les différentes factions se divisant le pouvoir. Clément Therme s’emploie alors à détailler les différentes présidences iraniennes, cristallisant chacun, des moments de luttes intestines quant à la manière d’approcher Moscou. Sous Rafsandjani les relations s’améliorent et une coopération s’initie. Cette coopération est permise par l’influence de Rafsandjani dans les arcanes du pouvoir, au sein du « nezam », et son ambition de développer d’insérer économiquement l’Iran dans son environnement régional. L’arrivée au pouvoir de Khatami, a contrario de ses promesses de campagne, initie un nouvel élan au sein de la relation. Bien que ce dernier ait tenté un rapprochement avec l’Occident, l’auteur prouve avec brio que l’évolution du système international et de la politique extérieure de Washington empêcha la faction réformatrice de mettre en œuvre son projet de réorientation des affaires étrangères. Ces derniers durent donc se plier à l’architecture institutionnelle iranienne et renforcer le partenariat avec Moscou, sous peine de voir l’économie s’effondrer plus encore.
Cependant, les deux mandats d’Ahmadinejad, dont la politique étrangère fut menée sur une base idéologique purement antiaméricaniste, obligera un rapprochement vers la Russie. Si l’Iran a cru être l’allié des russes, les élites se rendent rapidement compte que la relation est dissymétrique tant la diplomatie ahmadinejadiste s’est reposée sur Moscou pour compenser la confrontation irano-occidentale que ce dernier a renforcé. En revanche, la diplomatie russe de Poutine a vite fait d’Ahmadinejad « un levier russe pour obtenir des concessions de Washington ».
Finalement, Clément Therme développe le pan le plus intéressant de son analyse factuelle : l’effacement de l’Iran dans la sphère d’influence russe. En effet il argue que la République islamique a fait preuve d’une grande flexibilité idéologique à l’effondrement de l’URSS, lors de l’émergence de nouveaux états indépendants au Caucase et en Asie Centrale. En effet la Russie comme l’Iran, malgré des incompatibilités idéologiques majeures, ont très vite compris qu’ils devraient dialoguer s’ils voulaient résoudre les conflits menaçant la stabilité régionale, ce fut le cas pour les questions tadjikes et afghanes, qui furent résolues à travers une coopération des deux puissances régionales. Aussi, l’Iran s’est gardé de soutenir les mouvements islamistes, de peur d’obscurcir ses relations avec Moscou.
Néanmoins, la coopération entre les deux pays a des limites, avec par exemple comme pierre d’achoppement la mer Caspienne. Dû à l’émergence de nouveaux Etats riverains indépendants, à savoir l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan et le Turkménistan, Russie et Iran s’écharpèrent sur un débat juridique visant à déterminer, selon les intérêts de chacun, la surface maritime totale dont chacun des Etats disposerait. En parallèle, Clément Therme observait dès 2011, une militarisation de la Caspienne avec chacun des Etats renforçant sa flotte. L’exemple Caspien entre ainsi dans le logiciel du chercheur, qui affirme que des terrains d’ententes ont pu être trouvés entre les deux pays, seulement si leurs intérêts convergeaient, En revanche, la dissymétrie de la relation ainsi que l’isolement iranien ont fait de la politique régionale de l’Iran, une politique qui s’inscrit dans le cadre fixé par Moscou.

*


      Avoir des relations constructives avec Moscou est essentiel à la survie de la République islamique bien plus qu’entretenir de bonnes relations avec Téhéran compte dans la politique étrangère du Kremlin. Cependant, la chute d’une Union Soviétique opposé à l’universalisme khomeyniste, pava la voie à une normalisation des relations qui se concrétisa dès le changement de régime en Russie. De plus, un système socio-économique similaire, principalement fondé sur la rente énergétique encourage le développement des relations entre les deux pays. Néanmoins, là où certains chercheurs se contenteraient d’évoquer la dimension de Realpolitik à l’œuvre dans la politique étrangère iranienne, Clément Therme affirme que le cadre idéologique sur lequel se fonde et s’imagine l’intérêt national est important en ce qu’il sert ensuite à adopter une approche pragmatique. En ce sens, le logiciel théorique révolutionnaire n’est pas à négliger. Aussi, l’héritage historique de suspicion qui pèse sur les épaules des deux pays les empêche d’établir une alliance durable, qui leur permettrait d’atteindre leur objectif commun : l’indépendance dans un monde multipolaire.    
Finalement, il semblerait effectivement que la relation entre Moscou et Téhéran illustre l’hypothèse selon laquelle la politique étrangère révolutionnaire de l’Etat islamique ne défend que partiellement ses intérêts nationaux. Aussi, l’asymétrie de la relation n’a pu qu’être renforcée par l’évolution du système international. En effet, comme l’indique Clément Therme dans sa conclusion, il n’existe pas de rapports purement bilatéraux entre deux Etats. A cet égard, la relation entre Téhéran et Moscou est depuis longtemps structurée par les discordes et rapprochements qui rythment les relations entre Washington et Téhéran, ainsi qu’entre Washington et Moscou. Pour conclure, la question du nucléaire iranien illustre à merveille, en 2012 lors de la parution de l’ouvrage aussi bien qu’en 2019 lors de la rédaction de cette note de lecture, la duplicité de la politique étrangère russe. En effet, Moscou utilise Téhéran comme levier seulement lorsque l’Iran lui permet de prôner un ordre mondial multipolaire dans lequel l’Eurasisme défendu par la diplomatie russe deviendrait un des pôles d’influence.
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le 18 juin 2019

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