Le livre s'essaie à une posture inédite sur un sujet qui déborde plutôt par ailleurs de comptes-rendus phénoménologique ("un surdoué, comment ça pense, ressent, vit ?") et de traités de self-help ("comment que je fais pour aller mieux ?"), l'un n'étant pas exclusif de l'autre. Et si je n'ai rien contre cette littérature, extrêmement salutaire quand on aborde, pour soi-même ou un proche, le continent assez follement mal détouré de la douance, sa fréquentation finit par laisser l'inconfortable sensation que le fond de la question n'a pas été abordé. Surdoué, OK, so what? OK, maintenant, je vais mieux, bugs turned into features, pleine conscience et lâcher-prise à roucoulette rythmiquement adaptée, youplaboume sur mes intensités. Et alors ?


C'est dans cet "et alors" là que le bouquin de Tinoco et al. peut venir faire sens, quand on cherche, sur la douance autre chose qu'un organon de réadaptation ou les explications scientifiques du phénomène, mais des pistes de sens. Les hypothèses déployées au fil des pages se montrent à cet égard particulièrement stimulantes, potentiellement dérangeantes, à même de susciter réflexion, engouement et réfutations rageuses, débat en tout cas. C'est que la question de la douance, pour qu'on puisse la penser comme telle, comme question, donc, s'y voit déplacée des traités de l'étiologie scientifiques ou des bréviaires de l'adaptation aux tracés de l'interrogation philosophique. Qu'est-ce que cela veut dire qu'il y ait quelque chose comme des surdoués dans l'ordre du monde qui est le nôtre, et qui y appelle-t-on de la sorte ?


Dans un mouvement qui doit autant à la psychanalyse qu'à la dialectique hégélienne, les auteurs promeuvent alors un retournement de la question. Selon une hypothèse que le livre étaie dans ses motivations et ses conséquences, le "surdoué" n'est pas à situer dans un au-dessus quantitatif ou une différence qualitative, mais dans un rapport différent à la "loi" que celui qui régit les actions et réactions de la majorité des membres du groupe auquel il appartient. Le "surdoué", c'est celui pour qui tout ce qu'on peut regrouper sous le terme très générique de"loi" : les motivations ordinairement données à nos actions, les récits collectifs plaqués sur les choses pour en rendre une raison qui soit acceptable à la majorité du groupe, les ordres selon lesquels s'enchainent nos rapports quotidiens, les justifications de toutes les normes ; celui pour qui tout ça, donc, ne fonctionne pas, et ce très tôt, dès l'enfance, et avec une insistance qu'aucune éducation ne parvient à (bien au contraire) à courber. Celui qui voit que tout ce qu'on lui demande d'ingurgiter ne tient pas ou tient sur le vent du "c'est comme ça" et du "tu verras quand tu sera plus grand" et qui ne parvient radicalement pas à s'en contenter jamais. Il n'a donc d'autre choix que de se bricoler son propre rapport au monde et aux choses et aux humains, de façon parfois déconcertante ou désagréable pour lui et/ou les autres, selon des axes de frayage parfois inédits qu'il doit emprunter pour faire face, comme nous le devons tous, aux sidération de ces questions sans réponse qui naissent avec notre condition de bestioles qui cause : la solitude, la mort, la souffrance, le désir, l'infini, le sens, etc.


Cette hypothèse est alors déployée par les auteurs dans des directions très diverses pour tenter, d'une part de comprendre la nature de l'écart que persiste à percevoir un "surdoué" avec la plupart de ses contemporains (et qu'en tout cas je continue à percevoir avec insistance, d'où que tout cela me parle) et d'autre part de saisir, au fond moins ce qui ne va pas dans le monde humain tel qu'il est que d'autres façons possibles d'y faire sens et donc action. Et c'est bien là que le bouquin et ses hypothèses tranchent sur les autres travaux sur le sujet : aussi critiquable puisse-t-il être dans sa façon abrupte de poser certaines thèses (une critique que de toute façon il appelle), il redéfinit une orientation dans la question de la douance qui ouvre à des possibilités d'en produire des significations qui ne soient plus d'adaptation aux normes ambiantes mais qui permettent d'en remettre en mouvement la question de l'évidence. Et ça, mon gars, je trouve ça bien stimulant, parce que c'est mangeable par tous ceux que la nature même des normes décontenance.


Après, on peut tout à fait se reconnaître (ou pô) dans les pages de Tinoco et al. et ne pas adhérer à ses hypothèses : elles relèvent moins des raisons de la sciences que des trajectoires toujours révisables du sens. Je les trouve, de mon côté, on l'aura compris, de belle tenue dans leur ordre, et fort bienvenues, du fait de leur capacité certaine à susciter de la pensée dans des directions un peu neuves, surtout sur ce sujet très encombré et au fond assez pauvre en réflexion.

Kliban
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le 4 juin 2019

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