Quinze pages, c'est la taille de cette admirable (fausse) lettre écrite dans les premières années du 20eme siècle qui évoque avant Musil, Sartre, Camus voire Beckett, le sentiment de malaise et d'étrangeté à habiter une langue, à employer des mots, à ne pouvoir sortir du langage. Mais à la différence de beaucoup d'entre-eux (je pense notamment à certaines pages de Sartre ou Beckett), Hugo von Hofmannsthal trouve les mots les plus justes et les plus directs pour l'exprimer, dans un texte où l'économie admirable des moyens n'a d'équivalent que ce style, élégant et classique : « J'éprouvais un malaise inexplicable à seulement prononcer les mots "esprit", "âme" ou "corps" ».

On a souvent interprété ce texte comme une crise de la langue : le monde ordonné et complet que représentait jadis la langue classique se fissure : les mots apparaissent contingents, gratuits, limités, incapables de dire une chose tout à fait comme elle est. Le monde retrouve alors son étrangeté, chaque chose est grosse d'infini et de mystère. Il est heureux que l'auteur n'apporte aucune réponse ni explication à son malaise, en quoi sa fameuse lettre reste le récit poignant et toujours actuel d'un des problèmes peut-être universels de la conscience humaine.

Mais s'il est possible d'en dire ici autre chose, il me semble que l'expérience de l'auteur touche aussi non pas seulement à la limite ontologigue ou fondamentale des mots, mais aussi à cette espèce de flou et de confusion qui règne à l'intérieur de nous. Lorsqu'il éprouve ce malaise à dire des mots comme : âme, corps, auxquels on pourrait rajouter : moi, je, bonheur, malheur, qualité, défaut, vertu, vice, volonté, il me semble qu'on touche à cette espèce d'inaccessibilité des phénomènes qui agissent en nous, à cet "atelier ténébreux" comme dit J. Elster où se fabriquent nos opinions, nos décisions, nos passions, nos sentiments. Il y a entre la vie et soi, mais aussi entre soi et soi-même quantité de vitres floues.
Nody
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le 5 janv. 2011

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