En bonne amoureuse de Crébillon qui se respecte, et qui commence (oui, déjà, je suis pas en retard, je sais) à plancher pour son mémoire de M1 sur Les Egarements, j'ai entrepris la lecture des Lettres de la marquise de M. au comte de R., des étoiles dans les yeux, attendant du brillantissime.

Avis mitigé.

Le style, comme toujours chez Crébillon, est superbe. Admirable aussi le personnage de la marquise, laquelle est extrêmement lucide, intelligente, consciente d'elle-même. Ce livre est dès lors une sorte d'épopée de la conscience amoureuse - la conscience de tous les aspects de l'amour, de tout ce que le sujet amoureux sent quand il aime. Cinquante nuances de la marquise, si on veut. (C'est nullissime comme blague. Pardon.) Jalousie, colère, reproches, fierté, rupture, vanité, autopersuasion, faiblesse, feu, promesses, exigences, cruauté, taquineries, et des manigances, des manipulations, des inflexions de la réalité, des lettres-moyens pour emmener où l'on veut l'amant. Tout cela, la marquise en est parfaitement consciente, et qu'elle le raconte de la sorte, le dise à son amant, la rendent superbe - et l'amant absent, le destinataire fantôme des lettres passe pour pataud dans son silence, devant tant de finesse, lui qu'elle décrit comme "aimable" et trop prompt à se jeter à ses pieds en lui jurant qu'il l'adore. (C'est à peu près tout ce qu'on saura de cet amant qui a l'air bien banal.)
Ce qui est très intéressant, c'est que comme dans les Lettres portugaises de Guilleragues (qui sont bien postérieures, mais c'est pour avoir un point de comparaison), nous n'avons que le point de vue de l'amante. La ressemblance s'arrête ici, puisque la marquise entretient une correspondance avec son amant, tandis que Mariane écrit des lettres sans réponse, ou avec des réponses si faibles qu'elles n'existent presque pas dans l'oeuvre. Toutefois, l'homme aimé n'apparaît que dans les yeux de la femme aimante... Et il n'apparaît pas tellement à son avantage. On se demande alors fatalement comment est l'amant en réalité, quelle est la part d'exagération, de subjectivité de la marquise dans son jugement. Réponse évidemment insoluble, mais c'est surtout le problème qui importe, puisque la question qui se pose est : "Dans quelle mesure le sentiment amoureux d'un des protagonistes est-il un miroir déformant de la réalité d'une relation pleine de soubresauts ?" Réflexion sur la subtilité, l'impossibilité de l'impartialité, dans le sentiment. Point de vue interne, et tous les questionnements que cela peut entraîner. Lecteur intrigué, lecteur qui meurt d'envie de savoir si le comte de R. est un inconstant salopard ou un amoureux désespéré.

Tout cela serait très bien si l'histoire n'était pas courue d'avance de bout en bout, ou quasi. Les trois quarts du livre, du moins, ne recèlent aucune surprise. On me dira, le but n'est pas vraiment de créer du suspense mais de décortiquer les mécanismes du sentiment amoureux. (Puisqu'il s'agit bel et bien, ici, du sentiment amoureux, et pas d'un simple goût passager, d'un simple désir sexuel, comme dans d'autres oeuvres de Crébillon.) Il est vrai ; cependant, on est rapidement las de la facilité du cheminement, on est un peu amer de l'abandon d'une femme si intelligent, fière, belle et digne, à ce qui semble être un séducteur de pacotille qui n'a pour lui plus que les autres qu'un physique avantageux et une obstination sans failles.
Tout est couru d'avance... Et c'est aussi ce que Crébillon veut sans doute montrer : la surprise de l'amour (Marivaux coucou), bullshit. L'amour, même le plus vrai (aussi rare qu'il soit sans doute), n'est que la conséquence d'une démarche galante traditionnelle, d'un lent travail codé, omniprésent au XVIIIe siècle, qui est pire que ça un passage obligé entre un homme et une femme. On conte fleurette comme on se poudre. L'homme se met à genoux et la femme rougit comme on causerait du beau temps. L'homme assure son amour éternel et la femme cède avec de faux soupirs languides comme on fait connaissance à une soirée lambda. (Aujourd'hui, on se contente de rouler des pelles. On a un peu adapté les moeurs.)
Comme l'amour est triste alors, quand bien même il serait vrai ! Comme on voudrait un peu d'extraordinaire, un soupçon de Princesse de Clèves, un peu de rebondissements ! Mais la marquise est une femme comme toutes les autres, finalement. Elle prétend qu'elle ne s'éprendra jamais, avec un peu plus de talent et de dignité peut-être, elle faiblit, elle s'éprend, elle refuse la chair avant de céder, elle aime, elle aime à mourir, puis elle est jalouse et n'aime plus, elle veut rompre, elle accuse d'inconstance son amant, elle pardonne, elle accuse, elle pardonne, elle accuse, elle pardonne encore, enfin une vraie rupture, il ne l'aime plus, elle prétend ne plus l'aimer, il revient comme un chien mouillé la queue entre les jambes (sans mauvais jeu de mots), elle refuse, il tombe malade, elle le reprend, elle l'aime de nouveau, tout va bien, et drame et drame et drame (j'ai assez spoilé comme ça, j'arrête !). La seule surprise, peut-être, c'est qu'il semble bien que l'amant soit véritablement épris. Un peu d'extraordinaire peut-être, finalement, dans ce couple passionné et constant, dont l'amour ne peut s'éteindre malgré les crises (constantes)... Mais les crises, aussi réelles qu'elles sont pénibles, sont là, et font des amants des gens bien normaux dans leur comportement amoureux.
C'est un peu trop pour moi. Il n'y a guère de prise de distance par Crébillon, je n'ai à aucun moment ressenti que la marquise était moquée à travers la plume de l'auteur. Alors décortiquer les mécanismes amoureux (ce qui semble un peu oxymorique... alors que pas du tout, montre Crébillon), oui, mais sans un minimum de recul, en utilisant à volonté tous les lieux communs de la parole amoureuse, je reste sur ma faim. J'ai trouvé que la marquise se décrédibilisait toute seule... sans que ce soit du fait de Crébillon. Je peux me tromper, mais je fus désappointée. Ainsi, pour moi, ce roman épistolaire se pose en archétype ultime de la correspondance amoureuse, et du cheminement de l'événement amoureux de manière générale. Du coup, si vous voulez comprendre quelque chose à l'amour, à ses méandres, à son insondable torture d'esprit, vous trouverez tout dans ces Lettres. Le reproche que je fais à l'oeuvre est, en fin de compte, d'être un peu trop parfaite.
Eggdoll

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