Un livre comme Livre et Typographie rassure quelqu’un comme moi : quand je lis des textes dans lesquels les virgules sont systématiquement précédées d’une espace, ça me gonfle presque autant que sa mis pour ça, mais quand je lis Jan Tschichold, je me sens comme un invité de Ça se discute par rapport à Luka Rocco Magnotta.
L’auteur est un homme capable d’écrire que « les deux proportions principales 2:3 (in-octavo) et 3:4 (in-quarto) forment un couple judicieux, comme l’homme et la femme » (p. 46 de l’édition Allia), que certains titres mal composés « ressemblent à des orphelins misérablement vêtus, anémiques et craintifs » (p. 69), qu’un papier trop blanc est un « crime envers la santé publique » (p. 193) ou encore que si nous ne connaissions pas « toute l’histoire de l’écriture des deux derniers millénaires […], nous tomberions dans la barbarie » (p. 33). On dira pudiquement qu’il prend son sujet très à cœur… C’est qu’il aime incroyablement son sujet ; il faut bien cela pour consacrer trois pages aux points de suspension ou pour intituler un article de douze pages « Italiques, petites capitales et guillemets dans la composition du texte d’un livre et dans les revues scientifiques ».
Pour autant, et pour excessives que puissent paraître ses formulations, Tschichold n’a presque jamais tort. Il a raison sur un plan strictement technique, par exemple quand il rappelle à qui croit pouvoir se passer des renfoncements que « l’articulation [entre les paragraphes] doit absolument apparaître à gauche, au début des lignes et non à l’extrémité, là où l’on cesse de lire » (p. 113). Il a raison encore quand il prend un peu de hauteur sur sa discipline, notamment avec des évidences telles que « dans un bon travail typographique, toutes les parties isolées sont conditionnées dans leur forme les unes par les autres » (p. 11) ou « la présentation typographique idéale du caractère romain est celle de la langue latine, pour laquelle il a été fait » (p. 107).
Il a raison toujours quand ses analyses touchent aux lisières d’une activité au service de laquelle se met la typographie, c’est-à-dire de la littérature : « Comme cette phrase deviendrait imprécise si je plaçais à sa fin trois points de suspension ! J’ai couché sur le papier ce que je voulais dire et comme je le peux : si je mettais à la suite trois points de suspension, je laisserais au lecteur la tâche de s’attarder dans le pré et d’y chercher d’autres fleurs. Mais si je pense qu’elles sont toutes cueillies, alors il est contraire à la bienséance d’envoyer le lecteur à leur recherche. » (p. 140).
Deux remarques sur cette dernière citation. D’une part, elle montre à quel point Tschichold se place dans une tradition intellectuelle et esthétique (allemande ?) qui valorise la précision, précision qui ne doit plus manquer à la typographie qu’aux autres domaines de l’activité humaine : « le bon goût et une typographie parfaite sont impersonnels » (p. 9). D’autre part, elle rappelle que la typographie n’est pas le domaine réservé du typographe, de cet « artiste du livre [qui] doit se défaire totalement de sa personnalité… » (p. 14).
De fait, on peut lire ce recueil d’articles sans avoir de connaissances préalables particulièrement poussées dans le domaine : si vous savez ce qu’on appelle fer et bloc de composition, vous devriez vous en sortir sans problème – et si vous ne le savez pas vous le devinerez. (Il est vrai que la partie de la typographie qui me paraît à la fois la plus aride, la plus technique et la plus fondamentale, à savoir la forme des caractères eux-mêmes, n’est pas traitée ici.) Je me plais, du reste, à imaginer que les habitués des éditions Allia sont sensibles à ces questions de typographie, toujours soignée par cette chouette maison qui ne se permet qu’une seule fantaisie : utiliser les “guillemets anglais” plutôt que les « guillemets chevrons ».

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le 28 mai 2018

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