Pour ses voisins, la famille de Marthe défigurait la ville. En vérité, c’est la ville qui hante Pierre le narrateur, et qui constitue le terreau d’où cette mauvaise herbe ; une petite ville dans laquelle la religion est une épreuve et le qu’en-dira-t-on une religion ; une ville appelée « Rupel » mais qu’il faut lire « Lierre », car Jean de Boschère n’a pas pu cacher que son roman était autobiographique : il ne s’appelle pas « Pierre et la Maudite »…
Je passe sur la structure, Marthe et l’Enragé pourrait être la seconde moitié d’un roman de Zola : de l’apogée à la chute. Sauf qu’ici, le récit commence à ce qu’on pourrait appeler une altitude zéro – la fin de l’enfance des deux personnages qui donnent son titre au livre – et la chute se termine très, très bas, à un niveau de turpitude et d’abandon pas très éloigné des morts de Gervaise ou de Nana. Je passe aussi sur le déroulement exact du dénouement, par égard pour l’hypothétique lecteur de cette critique qui n’aurait pas lu le récit qui en est l’objet.


Le propos ? Marthe et l’Enragé reste un roman psychologique, de ceux qui ne cherchent pas à expliquer, à développer clairement les motifs et les conséquences, mais à exposer, et tant pis si ça tourne au turpide, tant pis également si le livre n’est guère plus aisément déchiffrable que la vie. Ainsi « Fernand, me voyant avec ces petites-filles-du-peuple, eut un sourire oblique de chien, je dis de chien, non un sourire de petit garçon précoce, connaissant une sorte de rêve vaguement voluptueux où les femmes sont à peine plus réelles que les magiciennes des contes, non, un sourire de chien vicieux, de garçon crasseux qui se fait “servir” pendant qu’il suce des bonbons : et de cette association doublement désorganisatrice lui reste une veulerie dans l’amour sexuel qui rend sa vie un blasphème aux yeux des poètes qui ont créé l’amour pour nous sauver à la fois des stupres moroses des lupanars et des bassesses de notre vaste atelier de moulage d’enfants » (p. 96 de la collection « Espace Nord »).
Le narrateur ? Un enfant, puis adolescent, puis jeune homme à l’« injustice de procureur général » (p. 85) qui se présente lui-même comme dangereux et me mettrait effectivement mal à l’aise si je le rencontrais ; sa misanthropie, non dénuée de sarcasme, n’est cependant pas une pose : « Quand on a habité, au cours de ce dernier quart de siècle, un port de mer, avec des entrepôts de bois, de coton, de grain, ses réservoirs à pétrole, on connaît de magnifiques incendies, particulièrement splendides si les grévistes ont bien machiné le théâtre » (p. 106). D’ailleurs, pas particulièrement fiable, comme garçon. Alors qu’il a juré de raconter sans colère, la colère suinte de chaque page ; alors qu’il a juré de ne pas s’embarrasser de scrupules moraux, tous ses jugements sont moraux ; alors qu’il a juré de tout dire, « je ne puis écrire cette insulte qui accompagnait Marthe dans toutes ses sorties. Insulte crapuleuse, plus simple que bec-de-lièvre. Il me semble que tous les hommes, le lecteur et moi-même, du fait d’être homme, nous soyons responsables, ayons notre part dans l’abjection que formulaient ces deux mots jetés pendant plus de dix ans à un enfant. Je dois nous faire grâce de ces mots » (p. 51).
Les autres personnages ? Sa sœur Marthe, créature maladive que son bec-de-lièvre exclut du reste des hommes et qui pourtant « croit que la barrière entre elle et le monde n’est pas infranchissable ! » (p. 223). Une « mère qui défend la chair de sa chair. Connu » (p. 25). Un père insignifiant. Un premier amour, Antoinette, qui ne sera pas d’une grande aide au narrateur. Un duo de figures néfastes, qui seront des poids – l’une néfaste à l’air engageant, l’autre néfaste à l’air néfaste. Et tout autour, quelques figurants de province, fillettes vouées aux turpitudes ou notables abjects et gras.


Mais ce qui marque dans Marthe et l’Enragé, c’est son style. (Je ne parle pas de l’alternance entre de longues périodes à multiples points-virgules et de laconiques phrases nominales.) J’ai lu pas mal de livres ; je n’ai jamais confondu le facile à lire et l’"agréable à lire" ; je ne suis pas non plus masochiste comme lecteur, encore moins dans la vie. Or, si le roman de Boschère est éprouvant, cela tient aussi au fait qu’il faut lire plus d’une fois plus d’une phrase – cf. la première citation de cette critique – pour véritablement lire le roman.
C’est ainsi qu’en définitive, s’il est impossible au double de l’auteur d’échapper aux miasmes mortifères de la province fin-de-siècle, il n’est pas donné au lecteur de se dépêtrer d’un récit si poisseux, si gluant, si putride, qu’on dirait une grande tourbière pleine de fiel.

Alcofribas
6
Écrit par

Créée

le 3 avr. 2018

Critique lue 41 fois

Alcofribas

Écrit par

Critique lue 41 fois

Du même critique

Un roi sans divertissement
Alcofribas
9

Façon de parler

Ce livre a ruiné l’image que je me faisais de son auteur. Sur la foi des gionophiles – voire gionolâtres – que j’avais précédemment rencontrées, je m’attendais à lire une sorte d’ode à la terre de...

le 4 avr. 2018

25 j'aime

1

Le Jeune Acteur, tome 1
Alcofribas
7

« Ce Vincent Lacoste »

Pour ceux qui ne se seraient pas encore dit que les films et les albums de Riad Sattouf déclinent une seule et même œuvre sous différentes formes, ce premier volume du Jeune Acteur fait le lien de...

le 12 nov. 2021

21 j'aime