On résume souvent l’apport de Girard par une formule un peu passe-partout - "le désir triangulaire" - qui, si elle permet de ranger le bonhomme dans une case de notre cerveau, ne lui rend par contre absolument pas le gigantesque mérite qui devrait lui revenir. Car ce que beaucoup prennent pour un aboutissement n’est en réalité que le point de départ d’une enquête extraordinaire au pays des "romanciers géniaux" (l’expression est de René, et dans sa candeur assumée elle est déjà merveilleuse), un modèle de pénétration et d’esprit synthétique qui part d’un commentaire littéraire pour aboutir à un diagnostique sociologique et psychologique des quatre derniers siècles de l’Occident.


Qu’en est-il en quelques mots ? Effectivement Girard s’appuie sur l’idée que personne ne choisit l’objet de son désir de façon autonome, qu’il y est toujours poussé via le désir d’un tiers, un Médiateur qui l’aiguillonne, lui donne envie d’avoir envie comme chantait Johnny. Et cette idée, il la prend d’ailleurs chez Rougemont qui montre déjà dans l’Amour et l’Occident que Tristan n’aimerait pas Iseult si elle n’était pas la femme du Roi. Un peu banal tout ça me direz-vous ? Sauf que le tour de force de René, c’est de se servir de ce schéma pour analyser non pas les œuvres, mais l’écriture même de quatre génies romanesques : Cervantès, Stendhal, Proust et Dostoïevski. Écriture d'une telle radicalité qu'elle va, à rebours, lui permettre de développer tout ce que le concept de "désir triangulaire" renfermait jalousement en son sein. Ce qui l’intéresse, ce n’est nullement de savoir qui aime qui et pourquoi dans La Chartreuse de Parme ou dans L’Idiot, c’est de retracer l’enfouissement par une civilisation d’une de ses structures de pensée (pour faire vite là où Girard analyse très finement le phénomène = on se choisit un médiateur à cause d’un orgueil démesuré couplé à une haine de soi féroce), et de montrer en parallèle comment des romanciers-voyants se sont servis du roman pour révéler ce gigantesque refoulement. Un refoulement qu’il met sur le compte de l’esprit romantique (d’où le titre de l’ouvrage) compris non comme une catégorie esthétique mais comme une obsession trans-historique à vouloir tout diviser selon la ligne Moi / Autrui.


Petit à petit, il ne s’agit donc plus tant de comprendre le désir, que de déterminer grâce au quatuor de romanciers géniaux pourquoi l’Occident passe son temps à n’y rien comprendre. L’entreprise de Girard est d’une ambition folle, mais force est de constater qu’il met en œuvre tous les outils en son pouvoir pour la mener à bien. Jamais dogmatique, même quand il affirme, jamais monolithique même quand il synthétise, il se livre à des plongées en apnée dans les pages les plus touffues de Don Quichotte, de la Recherche ou des Démons que tout amoureux de ces romans-là se doivent de découvrir au plus vite. Il dépoussière, il traque les lieux communs, les erreurs volontaires, les aveuglements, il trace des raccourcis et lance des passerelles entre les siècles, bouleversant la chronologie pour montrer que dans la sphère du génie (et par génie il entend des auteurs qui ont su traverser l’enfer pour revenir au monde comme neufs, une rose à la main) la succession temporelle n’a plus cours, bref il perce les baudruches de tous les idéalistes naïfs refusant de voir que les mauvais romans et les critiques médiocres ne sont là que pour conforter la pusillanimité des hommes, ces pauvres animaux qui préfèrent oublier que leur illusion de liberté n’est qu’un esclavage qui s’ignore. Girard est un froid passionné, ou un rationnel amoureux, et son livre, à force de frapper l’ennemi, ne fait qu’avancer degré par degré vers la Lumière. Sa dernière phrase, qu’il emprunte comme il se doit à la fin des Frères Karamazov, est comme un ultime arrêt au seuil du souterrain, les yeux tournés vers l’horizon : « Oui, c’est vrai, nous ressusciterons, nous nous reverrons, et nous nous raconterons joyeusement ce qui s’est passé ».

Chaiev
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le 4 mai 2015

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