Les dames patronnesses, l’imprécateur et le Dieu vengeur

Vous avez tous participé à des ventes de charité, des fêtes associatives ou des tombolas caritatives. Vous visualisez les stands, les bénévoles, la foule qui déambule, satisfaite à l’idée d’associer divertissement et bonne conscience. Derrière les tables, vous reconnaissez le maire, les banquiers, la directrice d’école, tous affairés à jouer aux marchands.


Nous sommes le 4 mai 1897, à Paris. La fête du Bazar de la Charité bat son plein. Les responsables des comptoirs sont les épouses de la fine fleur de l’aristocratie française et de l’élite de la banque d’affaire catholique. 1200 personnes se pressent dans un hangar en bois de 80 mètres de long sur 13 mètres de large, où une rue du Moyen-âge a été reconstituée. Le nonce vient de bénir l’œuvre pieuse, placée sous le patronage de la duchesse d’Alençon, la sœur de Sissi.


Les bénéfices de la fête iront à de bonnes œuvres. En avant-première, le Bazar propose, pour cinquante centimes, un spectacle de cinématographe où l'on projettera les créations des frères Lumière : La Sortie de l'usine Lumière à Lyon, L'Arrivée d'un train en gare de La Ciotat et L'Arroseur arrosé.


La lampe de projection a épuisé sa réserve d'éther. L’assistant du projectionniste craque une allumette, les vapeurs d'éther s’enflamment. L’alarme est donnée. Un rideau prend feu, embrase les boiseries, puis le velum goudronné du plafond. L’incendie se propage comme une trainée de poudre. En moins de quinze minutes, tout est consumé. On relèvera cent-trente-deux corps calcinés, dont cent-vingt-trois femmes.


Ouvertement anticlérical le gouvernement jubile. Que penser d’un dieu qui immole l’élite de son peuple ? N’est-il point absent, indigne, mort ou, tout simplement, inexistant ? Soucieux de ménager une opinion encore majoritairement chrétienne, il se rendra à la messe de funérailles à Notre-Dame.


Le père Ollivier, qui préside la cérémonie, présente le désastre comme un nécessaire holocauste offert au ciel en réparation des crimes du gouvernement. Une thèse que les journaux d'opposition soutiennent violemment.


Une voix, une seule voix, détonne, celle de Léon Bloy qui, dans son Journal, livre sa propre lecture des faits. Il n’identifie qu’une cause à la colère divine : l’impudence des riches catholiques. Ces fous ont galvaudé la Charité et cru acheter Dieu par la misérable offrande, de surcroît ostentatoire, de leur superflu. « TOUT EST RENTRÉ DANS L'ORDRE. »


« À mon ami André R. : Pour exaspérer les Imbéciles »
« Vous me demandez « quelques mots » sur la récente catastrophe. J'y consens d'autant plus volontiers que je souffre de ne pouvoir crier ce que je pense.
J'espère, mon cher André, ne pas vous scandaliser en vous disant qu'à la lecture des premières nouvelles de cet événement épouvantable, j'ai eu la sensation nette et délicieuse, d'un poids immense dont on aurait délivré mon cœur. Le petit nombre des victimes, il est vrai, limitait ma joie.
Enfin, me disais-je tout de même, enfin ! ENFIN ! voilà donc un commencement de justice.
Ce mot de Bazar accolé à celui de CHARITE ! Le Nom terrible et brûlant de Dieu réduit à la condition de génitif de cet immonde vocable ! ! !
Dans ce bazar donc, des enseignes empruntées à des caboulots, à des bordels, A la Truie qui file, par exemple ; des prêtres, des religieuses circulant dans ce pince-cul aristocratique et y traînant de pauvres êtres innocents !
Et le Nonce du Pape venant bénir tout ça !
Ah ! mon ami, quelle brochure à écrire ! L'incendiaire du Bazar de Charité.
Tant que le Nonce du Pape n'avait pas donné sa bénédiction aux belles toilettes, les délicates et voluptueuses carcasses que couvraient ces belles toilettes ne pouvaient pas prendre la forme noire et horrible de leurs âmes. Jusqu'à ce moment, il n'y avait aucun danger.
Mais la bénédiction, la Bénédiction, indiciblement sacrilège de celui qui représentait le Vicaire de Jésus-Christ et par conséquent Jésus-Christ lui-même, a été où elle va toujours, c'est-à-dire au FEU, qui est l'habitacle rugissant et vagabond de l'Esprit-Saint.
Alors, immédiatement, le Feu a été déchaîné, et TOUT EST RENTRE DANS L'ORDRE.
« Mais lorsque vous ferez l’aumône, que votre main gauche ne sache point ce que fait votre main droite, afin que votre aumône soit dans le secret. » Matth. 6,3-4.
(...)
Voilà, cher ami, tout ce que je peux vous dire de cet incendie. Je vous remercie de m'avoir donné ainsi l'occasion de me dégonfler un peu. J'en avais besoin.
Attendez-vous, d'ailleurs, et préparez-vous à de bien autres catastrophes auprès desquelles celle du Bazar infâme semblera bénigne. La fin du siècle est proche, et je sais que le monde est menacé comme jamais il ne le fut. Je dois vous l'avoir déjà dit, puisque je le dis à qui veut l'entendre ; mais, en ce moment, je vous le dis avec plus de force et vous prie de vous en souvenir.
« Car l’affliction de ce temps-là sera si grande, qu’il n’y en a point eu de pareille depuis le commencement du monde, et qu’il n’y en aura jamais. » Matth. 24, 21.
Je vous embrasse en attendant. »


PS. Vous trouverez l’intégralité de l’article là.
http://solko.hautetfort.com/archive/2010/05/02/57f766e08471b49947bc89e89f03753e.html

SBoisse
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le 9 déc. 2017

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Step de Boisse

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