Mauvaise Teste.

Monsieur Teste est un ouvrage composite, initialement édité à la fin des années 1890 pour sa premère partie narrative puis complété ensuite par deux lettres en contrepoint et un court ensemble de maximes énigmatiques. L'état finalisé du texte que l'on lit aujourd'hui sous ce titre date de 1929.

L'ensemble de ces morceaux permettent à Paul Valéry de dresser le portrait étrange de Monsieur Teste, le héros éponyme, un quarantenaire fascinant pour le narrateur son ami et pour son entourage, caractérisé avant tout par les expériences de pensée atypiques qu'il mène afin d'explorer sa conscience. Monsieur Teste est une sorte de monstre cérébral, de fou de rationalité, un « mystique sans Dieu », qui s'échine à explorer sans limite les territoires ouverts par son esprit logicien, calculateur, tout en empêchant tout affect, toute sensation, d'entraver cette progression incessante. Quelque part entre l'adepte du culte du moi, le personnage de la Chute ou un nouveau Louis Lambert, Monsieur Teste incarne bien les préoccupations de toute une littérature de la conscience qui se développe de la fin du XIXe siècle jusqu'à la guerre et interroge nos rapports délicats avec l'intersubjectivité.

Le premier morceau du recueil, « la soirée avec Monsieur Teste », raconte la rencontre de l'écrivain narrateur avec le personnage fascinant et nous permet de l'approcher du dehors, bien qu'il soit assez abondamment cité par le héros qui nous prévient toutefois qu'il médiatise beaucoup les curieuses leçons qu'il reçoit de Teste l'opportunément nommé. On découvre essentiellement à ce moment du roman l'éthique introspective de Teste qui l'a mené à refuser peu à peu dans sa vie toute recherche de la notoriété et de l'action d'éclat au profit d'un repli sur sa propre intériorité et ses explorations. Cette partie, la première et la plus fondamentale, est assez cryptique, voulue comme telle, mais intéressante tout de même dans la quête à double tranchant qu'elle présente, avertissant à la fois des possibilités et des limites de la démarche intellectuelle.

La deuxième partie de l’œuvre est une lettre de l'auteur à Teste, effectuée au cours d'un voyage en train vers Paris. Elle présente des traits assez caractéristiques de la poésie moderniste dans sa description de la machine qui ne dépareillerait pas aux côtés de Cendrars ou des futuristes. La lettre est l'occasion d'une excellente description hallucinée et infernale de la République des lettres qui horrifie l'écrivain à ce moment-là, et qui constitue, à mon avis, le point d'orgue de l'ouvrage bien que la critique du milieu littéraire n'en soit qu'une thématique périphérique. C'est également l'occasion pour Valéry d'aborder en creux la question de sa propre obscurité et d'y répondre dans un passage oscillant entre la polémique et l'art poétique. S'il n'est pas forcément des plus éclairants, il a le mérite de figurer là.

À cette lettre suit la lettre de réponse de la femme de Teste, Emilie, qui nous permet d'approcher le personnage par un autre versant, celui d'une personne inféodée au système de Teste, qui en a conscience, mais qui ne peut pas opérer en-dehors ni le comprendre. Ce passage décentre et nous permet de nous ouvrir un peu plus à une perception externe de Teste, loin de tout intellectualisme, qui accentue à la fois son côté monstrueux et nous invite paradoxalement à une herméneutique plus fine du personnage. Le témoignage d'un prêtre, directeur de conscience de la femme de Teste, nous permettra également de cerner ce que le personnage peut avoir d'également menaçant et de séduisant dans son absolutisme dépassionné. C'est, du dehors, une sorte de trou noir qui demande à être comblé par du sens.

La dernière partie du roman nous fait voir quelques traits de réflexion de Teste lui-même, tiré de ce que Valéry nomme son « logbook ». Le cryptique culmine ici et les remarques de Teste, globalement, nous font presque nous demander ce que ce penseur fou a de si obsédant pour les interlocuteurs l'entourant. On retiendra une réflexion sur le souvenir et la saisie du passé assez intéressante, et une quasi-humanisation finale qui interroge, mais c'est assez maigre.

Monsieur Teste reste, l'un dans l'autre, un livre très intéressant, et qui permet comme tous les ouvrages rapprochés plus haut de se questionner sur ses propres rapports au monde lorsque l'on se perd trop dans un monde de spéculations, maladie commune à tous les grands lecteurs. Il serait toutefois difficile de prétendre que l'ouvrage, au vu de sa grande sécheresse conceptuelle, puisse produire beaucoup de réponses pour aider à se dépêtrer d'un problème – il est même difficile de dire jusqu'à quel point la figure de Teste est valorisée ou rejetée par Valéry – en général préexistant dans la conscience avant la lecture. Par conséquent, ça tape tout de même un peu à côté.