À sa sortie en 1936 soit quatre ans après Voyage au bout de la Nuit, Mort à crédit a déchaîné les passions et les critiques souvent négatives, les mêmes qui avaient encensés le premier roman de Céline. Ceci explique notamment le fait que l’auteur originaire de Courbevoie a boudé le genre du roman jusqu’à la sortie de Guignol’s band en 1944.


Je dois dire qu’au début de ma lecture, j’ai ressenti ce rejet dans la mesure où je ne pouvais pas m’empêcher de le comparer avec le Voyage. En effet, dès que j’ai passé les premières pages, j’ai remarqué quelque chose dans l’expression de Céline. Une certaine maturité dans la forme stylistique avec une plus grande omniprésence des points de suspension mais également des points d'exclamation. Je dirai que comparée aux œuvres suivantes de l’auteur, son écriture si particulière est bien plus pure ici et le restera comme ça. Beaucoup plus radical. C’est le Céline de l'imaginaire teinté de ses souvenirs. À partir de son propre langage argotique et brut, nous voyageons de nouveau dans un monde. Par rapport au Voyage qui était par moments plus exotiques et plus narratifs dans la mesure où les différentes évocations de Bardamu sont vécus sur le moment, Mort à crédit correspondrait à un homme qui se remémore son enfance et ses couleurs. Je comprends que les grands amateurs de Céline adorent mais pour moi je dois avouer que ça m’a d’abord surpris. Ceci peut faire la différence entre les grands fans de Céline et les autres.


Mais revenons en aux thèmes du livre. Mort à crédit narre la jeunesse de Ferdinand (Bardamu-Céline ?). On y lit le chaos, la désunion, des passages radicaux (parfois scatophiles).


On retrouve pour notre plus grand plaisir le protagoniste célinien que l'on avait quitté avec une image d’ « éternel pessimiste », de témoin silencieux mais pensif, également violent et rarement destructeur. Ici, il cherche sa voie. Ce n’est pas un long fleuve tranquille que vit Ferdinand, (sale) gosse perturbé, parfois fautif du mauvais sort qui lui est réservé, parfois maudit.



J’'avais la nature infecte… J'’avais pas d’'explications !... J’'avais pas une bribe, pas un brimborion d’'honneur... Je purulais de partout ! Rebutant dénaturé ! J’'avais ni tendresse ni avenir... J’'étais sec comme trente-six mille triques ! J’étais le coriace débauché ! La substance de bouse... Un corbeau des sombres rancunes... J’'étais la déception de la vie ! J’'étais le chagrin soi-même. Et je mangeais là midi et soir, et encore le café au lait... Le Devoir était accompli ! J’'étais la croix sur la terre ! J’'aurais jamais la conscience !... J’'étais seulement que des instincts et puis du creux pour tout bouffer la pauvre pitance et les sacrifices des familles. J’'étais un vampire dans un sens… C'’était pas la peine de regarder...



On est transporté dans ses souvenirs de jeunesse, ses fuites qui changent le décor. Le narrateur nous livre ses fantasmes juvéniles, mais aussi ses premiers boulots et raconte comment ce fut difficile de les garder et surtout de les perdre. L’histoire est une sorte de malédiction du protagoniste qui connaît les plus basses voire les plus perfides situations qu'un humain puisse traverser dans sa condition. Mais, Mort à crédit, au-delà de Ferdinand, repose sur les personnages qui évoluent dans ce monde si sombre confondant l’urbanité, le monde rural, la solitude et les intérêts de chacun. Comme le Voyage, le livre repose sur les rencontres du héros avec des personnes toutes farfelues ou rendues farfelues dans la France et l’Angleterre des années 1910. Évoquer ces souvenirs les plus lointains c'est aussi parler de ses parents, qui occupent un grand rôle dans la première partie du roman. Son père est un employé de bureau réglé comme une horloge, qui est d’ailleurs toujours accompagné de sa montre. Sa mère est gérante d'une boutique aussi fragile que sa jambe malade qui subit les changements si rapides du monde de la mode. Ils sont les témoins de moments d’anthologie…



Tout le monde était reçu finalement ! […] J’avais pissé dans ma culotte et recaqué énormément, j’avais du mal à me bouger. J’étais pas le seul. Tous les enfants allaient de travers. Mais ma mère a bien senti l’odeur, en même temps qu’elle m’étreignait… J’étais tellement infectieux, qu’il a fallu qu’on se dépêche. […] Mon père attendait au premier étage, tous feux éteints, les résultats. Il avait rentré tout seul l’étalage, les lustres, tellement qu’il était frémissant… « Auguste ! Il est reçu !... Tu m’entends ?... Il est reçu !... Il a passé facilement !… » Il m’a accueilli à bras ouverts... Il a rallumé pour me voir. Il me regardait affectueusement. Il était ému au possible... Toute sa moustache tremblotait… « Ça c’est bien mon petit ! Tu nous as donné bien du mal ! À présent je te félicite !... Tu vas entrer dans la vie... L’avenir est à toi !... Si tu sais prendre le bon exemple !… Suivre le droit chemin !... Travailler !... Peiner !… » Je lui ai demandé bien pardon d’avoir été toujours méchant. Je l’ai embrassé de bon cœur… Seulement j’empestais si fort, qu’il s’est mis à renifler… « Ah ! Comment ? qu’il m’a repoussé... Ah ! le cochon !... le petit sagouin !... Mais il est tout rempli de merde !... Ah ! Clémence ! Clémence !... Emmène-le là-haut, je t’en prie !... Je vais encore me mettre en colère ! Il est écœurant !... » Ce fut la fin des effusions...



Enfin, le personnage de Courtial des Pereires, inventeur presque fou pour qui Ferdinand voue une certaine admiration, donne du caractère au roman et est la matière des deux tiers du livre. J’aurais pu citer la femme de Courtial, et Merrywin, etc... Ces rencontres lui permettent avec le recul d’esquisser non sans violence des avis parfois sévères sur ses congénères, sur sa propre espèce. Quelquefois sur ses parents.



Ça va terriblement mal ! Je vais débloquer sur la Bastille. « Ah ! si ton père était là ! »... J’entends ces mots... Je m’embrase ! C’est encore elle ! Je me retourne. Je traite mon père comme du pourri !… Je m’époumone !... « Y avait pas un pire dégueulasse dans tout l’Univers ! de Dufayel au Capricorne !... » D’abord c’est une vraie stupeur ! Elle se fige ! Transie qu’elle demeure... Puis elle se ressaisit. Elle me traite plus bas qu’un trou. Je sais plus où je vais me poser. Elle pleure à chaudes larmes. Elle se roule dans le tapis de détresse. Elle se remet à genoux. Elle se redresse. Elle m’attaque au parapluie.



Comme j’ai pu le dire quand j’ai évoqué le maturité du style, Mort à crédit est le livre référence dans lequel Céline assure son écriture devenue moins littéraire et plus orale dans laquelle l’épique côtoie le ridicule et le vulgaire côtoie le lyrisme. C’est surtout une montée en puissance notable même si je préfère le Voyage qui est à mes yeux inégalable. Ponctué d'exclamations à des moments drôles à d’autres pathétiques, ce livre est surtout le cri cathartique d'un enfant devenu bien malgré lui un adulte dans des temps durs.



Ce que je voulais c'était partir et le plus tôt possible et plus entendre personne causer. L'essentiel, c'est pas de savoir si on a tort ou raison. Ça n'a vraiment pas d'importance… Ce qu'il faut c'est décourager le monde qu'il s'occupe de vous… Le reste c'est du vice.


Ikarovic

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