"Murmures à la jeunesse" : au moins est-il bien choisi, ce titre paravent d'une production hybride entre l'essai et le témoignage, alternant des envolées lyriques avec des analyses en droit, en bribes de sociologie pour tracer une ligne de pensée humaniste mais responsable au sujet des attentats terroristes. En un peu moins de cent pages, bien sûr, se dessinera un tracé au gros feutre : un peu baveux, soumis aux aspérités d'angles morts qu'une réflexion plus complexe (ou plus profonde ?) aurait pu combler.


Mais l'ambition n'est pas pour Madame Taubira de donner des solutions définitives. Livre réquisitoire contre la déchéance de nationalité prévue par feu son gouvernement, le murmure est une confession d'expérience, adressé à une jeunesse comprise comme potentiel d'énergie sans direction définitive donnée. Du vécu naît une pensée plus riche, étayée de ses luttes en faveur ou contre chacune des convictions comprises comme "émotions idéologiques" de l'existence. Sans doute en sait-elle quelque chose : elle l'indépendantiste Guyanaise, la radicale de gauche, l'amie malheureuse de Mr Tapie, la garde des sceaux d'un gouvernement de droite complexée, a-t-elle dû confronter la somme de ses convictions aux obstacles d'un monde fait de limitations, d'opportunités subtiles et éphémères, de défaites, de désillusions, de remises en question. Alors, face aux enfants du "il est interdit d'interdire", impatients et radicaux de libéralisme et d'individualisme, puisqu'il s'agit d'une jeunesse qui doit se comprendre à la fois comme victime et actrice du terrorisme, notre auteure choisit de s'adresser à elle pour lui donner des pistes.


Contre Philippe Val ou Emmanuel Valls, Christiane Taubira opte pour une position modérée concernant son rapport aux sciences humaines et sociales : oui à la sociologie, non au sociologisme. Non, expliquer n'est pas excuser. Oui, en droit, de la même façon que nul n'est censé ignorer la loi, toute personne peut être considérée comme responsable de ses actes. Mais non, le libre-arbitre absolu n'existe pas. Beaucoup plus que par la frontière artificielle des partis, devenue illisible, peut-on voir dans cette confiance, au-delà des sciences dures, en la sociologie mais aussi la psychologie, la philosophie et les arts, le marqueur d'une pensée de gauche. Dans l'idée, également, que l'Homme fait la réalité du monde, et non que la réalité du monde doit être admise par l'Homme - traduction absolument transparente des expressions "gauche réaliste" ou "de gouvernement", c'est-à-dire d'une gauche qui devrait faire avec des lois, du marché ou de la nature humaine, immanentes, inflexibles au-delà de quelques subtils détails qui circonscrivent sa marge d'action.


La production qui en découle a ses charmes et ses défauts : les références culturelles sont nombreuses, riches de lectures complémentaires, proposées dans le flot d'un lyrisme parfois indigeste et douteux. La caractérisation des djihadistes peine à convaincre ; des images très justes succèdent à d'autres, absolument ratées.


Pour l'illustrer, deux exemples tirés de la Postface, récit des évènements du 13 Novembre et des jours qui ont suivis. La cellule de crise, constituée du Président, des ministères régaliens et de leurs équipes, centralise dans un sous-sol les informations qui viennent, presque en temps réel, dessiner dans les consciences la portée des attaques. L'écriture est sèche, technique, rigoureuse. Presque un rapport officiel dans les formes jusqu'à, soudain, ce haut de page : "Nous en savons assez pour comprendre que rien de tel ne nous était arrivé, que rien n'aura plus la légèreté d'une nuit câline sous l'été indien". Je suis personnellement frappé par la double maladresse de cette formule. Certes, tranche-t-elle violemment avec le ton employé ce qui peut, selon le contexte et le goût, se voir comme un effet ou une faute de style ; mais la platitude du cliché et sa fausseté évidente, déni de la capacité d'oubli de l'esprit humain, la volonté d'absolu de la formule tapie dans ce "rien" dont l'illégalité mériterait d'être constitutionnalisée, fait beaucoup de mal à l'ensemble d'un texte qui, à peine une page après, nous offre le magnifique inverse.


Il est tard dans la nuit. Le Président et trois ministres se rendent au Bataclan et assistent au défilé des secours. La scène, ils se l'étaient imaginés. Ils la vivent maintenant. Et la sobriété, la justesse de l'écriture sont remarquables : "Un sentiment de survie, l'impression d'un dénouement de petit matin. Quelques images fugaces, on imagine le dormeur du val". Dans la simplicité de deux courtes phrases, il y a absolument tout : le décalage vertigineux du calme après la tempête, le caractère irréel et reçu comme tel d'une scène extraordinaire à travers le "dénouement de petit matin" ; les yeux qui ne savent où se poser, qui trébuchent par accident sur les cadavres et s'enfuient bien vite, dans "Quelques images fugaces" ; la référence, à nouveau, de la richesse de lecture de l'esprit humain, le pas de côté effectué entre le réel brut et sa lecture intérieure avec ses références, la réaffirmation de l'étrange esthétisation de ce qu'il y a de sublime dans le terrible avec l'évocation du soldat Rimbaldien, "on imagine le dormeur du val". Parfait.


Il va falloir se satisfaire des imperfections. Si on y parvient, les moments de grâce resteront plus volontiers, comme au sujet de la question du symbole ou sur la permanence du mal dans le monde, agrémenté avec justesse d'une citation des "Pur-sang" d'Aimé Césaire, écho de la relation volontariste au réel que j'évoquais plus prosaïquement :


A mesure que se mourait toute chose
Je me suis, je me suis élargi - comme le monde -
et ma conscience plus large que la mer !
Dernier soleil.
J'éclate. Je suis le feu, je suis la mer.
Le monde se défait. Mais je suis le monde.


Sur le fond, pour conclure, une personne informée n'apprendra pas beaucoup plus du cours des derniers mois et des différentes écoles de pensées qui s'y confrontent. Des points de droit sont éclairants, tout de même, concernant le fond du propos contre la déchéance de nationalité. La démonstration est simple et peut être convaincante. Le lecteur n'est jamais pris pour un idiot. Bien sûr, l'ancienne ministre évitera d'achever Hollande, moins parce que l'homme est déjà à terre que pour ne pas abîmer, encore plus, l'image de la fonction à travers lui ou le rapport de confiance que suppose la collaboration passée entre eux. Ce n'est que suppositions : mais je vais me garder de tout procès d'intention. C'est franchement un point de détail. Il est bien plus important d'exprimer ses idées, sa vision si on a le bon goût de voir large et loin, que de se positionner dans les conflits de petites phrases assassines, écume vilainement stagnante aux rivages de certains journaleux. Chacun sera juge ensuite, dans son débat intérieur.


C'est un murmure à la jeunesse, je ne l'oublie pas. Si tant est que les murmures lui parviennent, je ne doute pas que le contenu du livre soit éclairant. Je me permets, alors, de déplorer que ce livre ne soit pas disponible gratuitement en format E-book, c'eut été une marque forte de la volonté de transmission de son auteure. Dommage. Le risque est d'autant moins écarté que ces murmures soient, finalement, beaucoup de peu de bruit pour rien.

Pognon
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le 13 févr. 2016

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