Lu Xun est le plus grand écrivain chinois du Vingtième siècle. Voilà une affirmation qui pourrait paraître pour le moins tendancieuse, voir carrément excessive. Pourtant, sauf découverte assez peu probable d’une œuvre demeurée inconnue jusqu’à cette date, il se trouvera assez peu de monde en mesure de la contester sérieusement.
Lu Xun en aurait été lui-même le premier surpris et pour qui connait un peu le personnage, il en aurait même été fortement déçu car ce constat va tout à fait à l’encontre de ce qu’il espérait pour la Chine, pour son évolution. Mais le pessimisme que lui-même se reprochait constamment, qu’il considérait comme une sorte de tare accrochée à sa personnalité, comme un frein, s’est finalement révélé parfaitement fondé. La Chine du XXème siècle s’est démontrée comme un espace fort peu favorable à la création littéraire sous quelque forme que ce soit et au-delà à la liberté d'esprit.
Pour qui connait la grande richesse culturelle passée du monde chinois, il a en effet quelques raisons de s’en surprendre. Après tout, les deux précédents millénaires n’avaient eux-mêmes laissés qu’une place assez restreinte à la liberté des idées : les dynasties impériales qui s’y sont succédées estimant toujours que la volonté de vouloir penser par soi-même était une manifestation extrêmement fâcheuse qu’il fallait restreindre à tous prix.
Pourtant, seule la bureaucratie totalitaire d’inspiration Orwellienne qui prit le pouvoir en Chine quelque temps après la mort de Lu Xun ( au moment même ou paraissait 1984) , semble y être pleinement parvenue ; faisant table rase de la culture dans un processus de destruction permanent qui se poursuit encore aujourd’hui. Ne laissant place qu’à quelques balbutiements protestataires immédiatement réprimés.
Reste donc, quasiment comme seul rescapé de son siècle en Chine en tant que pensée autonome, Lu Xun ; qui à lui tout seul doit donc se faire la voix de cette détresse et d’une certaine manière du silence de tous les autres. Ne pouvant plus le faire taire, la domination en Chine s’est donc beaucoup préoccupé de le falsifier et de déformer sa parole dans ses Éditions d’État ; allant même jusqu’à lui faire faire, post-mortem, l’éloge du « grand timonier ».
Tentant de garder le contrôle jusque sur les différentes traductions parues dans le monde en les confiant à des affidés du système ; pour l’affadir et en retirer le potentiel subversif.
Plus récemment, en 2013, la bureaucratie chinoise a décidé qu'il était temps d'en finir avec cet empêcheur de tourner en rond en retirant ses textes des manuels scolaires du pays.
Il était donc fort difficile jusqu'à ce jour de découvrir le vrai Lu Xun, sa grandeur discrète derrière la statuaire officielle.
La parution en cette année 2015 de ce recueil de ses principaux textes aux éditions rue d'Ulm, est donc l'occasion idéale de pouvoir lui restituer enfin la place qui est la sienne parmi les très grands auteurs mondiaux du vingtième siècle; et comme pour tous les très grands auteurs, les écrits de Lu Xun possèdent cette capacité de retrouver régulièrement une étonnante modernité - actuellement par exemple.
"A partir de ce moment-là je goûtai un ennui que je n'avais jamais éprouvé. A l'époque je n'en comprenais pas la raison ; ensuite il me sembla qu'il s'expliquait ainsi : si les propositions de quelqu'un rencontrent l'approbation, il sera encouragé à avancer, si elles rencontrent l'opposition, il sera encouragé à lutter, mais si ses cris, lancés parmi des inconnus, ne suscitent aucune réaction, dans un sens ou dans l'autre, il se retrouve impuissant au milieu d'une terre vaine infinie - quelle tristesse ! Alors, je donnai à ce que j'éprouvais le nom de solitude."
Lu Xun dans « Cris »

steka
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le 22 mai 2015

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