Le portrait noir et blanc d’Idriss semble être celui d’un géant timide, son visage largement dissimulé dans l’ombre, son regard pudique fixant un point au sol.

Avec les photos d’Anissa Michalon à la mémoire d’Idriss, Arno Bertina raconte l’amitié de celui-ci, immigré sans-papiers malien, avec Ahmed, algérien sans-papiers lui aussi, rencontré lors d’une longue marche en banlieue parisienne, la longue marche de ceux qui n’osent pas prendre le métro par peur des contrôles.

Les bordures d’autoroute, entre pavillons, barres d’immeubles et centres commerciaux sont comme une prison du dehors, loin du pays natal, loin de la nature et du bonheur rêvé, hors de la légalité et de l’intimité, excluant tout rassemblement, et tout geste vers l’autre tant est grande la peur de se faire repérer. À celle-ci s’ajoute la prison du dedans : impossible de dire la peur, la solitude extrême, l’envie de rentrer au pays, inutile de hurler.

S’approcher des histoires de sans-papiers consume, de honte et de rage, et d’humanité perdue.

« J’appelle mon frère.
-Allô ? Allô ?
On s’entend mal.
Je raccroche et recompose le numéro de la carte, puis celui de mon frère. J’attends. Je m’entends gueuler « Allô ! les macaques ? » mais c’est un « allô !» tout simple évidemment qui sort ; ils ne connaissent pas Ahmed, ça ne les fera pas rire. Mais imaginer dire ça, l’avoir imaginé, c’est déjà beaucoup, et lorsque mon frère m’annonce qu’avec son téléphone tout neuf, il peut désormais me mettre sur haut-parleur – tout le monde m’écoute, je dois les saluer avec un peu d’entrain car je les entends glousser (mes nièces) ou me dire bonjour (ma petite fille) ou se taire (mon père) et mon cœur se serre. Qu’est-ce que cela veut dire « tomber de haut » à ce moment-là ? J’aurais voulu lui confier des choses intimes et ça n’est plus possible si tout le monde écoute – quatorze ou quinze personnes qui vivent de l’argent que j’envoie depuis ce même taxiphone ou il ne faudrait pas hurler… J’en peux plus, c’est pas une vie – un scorpion retourne contre lui son dard : alors qu’ils m’écoutent parler péniblement, rassemblés autour du haut-parleur, mon cœur voudrait qu’ils soient encore ailleurs. Ils ne sont pas là et leur existence me pèse pourtant. «Pense à nous» mais surtout ne reviens pas. Pense à nous mais reste loin.
C’est eux qui m’ont envoyé ici, ils se sont saignés pour que je me saigne maintenant – qui osera stopper l’hémorragie ? »

On peut faire grandir sa part d’humanité en lisant ce livre, et en luttant contre l’inhumanité par des actions concrètes.
MarianneL
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le 19 juin 2013

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