Littérature
Je suis sociologiquement prédisposé à aimer Desproges : mes parents écoutent France Inter. Par ailleurs, j'aime lire, j'ai remarqué au bout d'une douzaine d'années que quelque chose ne tournait pas...
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le 6 août 2013
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Dans sa brève mais bénéfique préface, Éric Chevillard rapproche à juste titre Prélude à une guerre de la poésie de Lautréamont. S’il fallait établir d’autres liens, on parlerait de Mark Z. Danielewski ou de Gonçalo M. Tavares. Et naturellement du Puits, le premier récit d’Iván Repila, et pas seulement pour la numérotation mystérieuse de certains chapitres. (Ceux du Puits suivaient les nombres premiers. Les grandes parties de Prélude à une guerre reprennent les étapes d’un travail d’architecte : « Dessins », « Avant-projet », « Projet d’exécution », « Construction », « Occupation » ; mais quelle logique préside à l’intérieur de ces grandes parties ?)
En tout cas la quatrième de couverture (« Emil Zarco est un homme à qui tout réussit » etc.) peut induire en erreur, laissant augurer un de ces romans, que précisément Éric Chevillard oppose à Prélude à une guerre, dans lesquels « nous […] voyons représenté ad nauseam le jeu social, conjugal, sentimental et nous hochons la tête devant tant de vérité en contemplant notre reflet dans cette eau si limpide et si creuse qu’elle ne contient précisément que lui » (p. 5). De fait, si Iván Repila semble respecter les codes de ces romans sentimentaux-modernes lorsqu’il écrit par exemple « Quelle est la musique de la séparation ? Un piano peut-être, quand on appuie n’importe comment sur les touches ? », il les dépasse – c’est-à-dire les enfreint – en poursuivant : « Un violon entre les mains de quelqu’un à qui lors d’un voyage on n’a pas dit ce qu’on aurait pu dire ? Un classique interprété par un orchestre d’orphelins, de malades chroniques, d’animaux domestiques abandonnés ? Qui oserait nier l’écho évanescent que le silence grave dans le médaillon des solitaires ? » (p. 187).
À vrai dire, je ne vois pas comment résumer l’intrigue de Prélude à une guerre. Une fois dit qu’il se dégage de la ville du roman, tentaculaire comme il se doit, une saisissante impression de réalisme et de modernité sans qu’à aucun moment le texte ne tourne au propos théorique sur la part de l’urbanisme dans ce sentiment de la fin qui caractérise notre époque (1) ; une fois admis, avec Repila et Borges avant lui, « que la ville était une bibliothèque désordonnée, dirigée par un bibliothécaire impatient, et dans laquelle trouver une page en particulier pouvait prendre toute une vie passée à fouler cent fois les mêmes ruelles débordant chaque jour de nouveaux livres, incunables, cahiers ouverts puis refermés, les mêmes rues, les mêmes escaliers cultivés par un millier de pieds nus tannés par les jardins » et que nous lecteurs, sommes comme la troupe des laissés pour compte de la fin du roman, « un marin aveugle avec un filet de pêche ; la ville, un océan » (p. 194), que reste-t-il ?
Il reste à combler les trous du récit, peut-être, par exemple en réordonnant les chapitres de cette première partie qui ne sont sans doute que des prolepses des deux dernières. Mais aussi, ce qui revient en partie au même, à goûter ce style fait d’une musique aigrelette et d’images entêtantes – voir ailleurs dans cette critique, voir encore « Elle ressemblait à une licorne maltraitée par des fils de baleiniers malades. Son corps était un drap sale, aérien, que le vent aurait pu emporter, et dont les articulations formaient des angles insensés, sans obstacles, sans os et sans cartilage » (p. 208-209).
Il me semble cependant qu’une hypothèse quant au noyau du roman mérite d’être évoquée. À l’origine serait l’idée – reçue ou non, là n’est pas la question, en tout cas saturée de romantisme – qu’une œuvre d’art reflète l’état d’âme – appelons cela ainsi – de son créateur (2). Cette conception, admise ou au moins tolérée pour la littérature, la musique ou la peinture, Iván Repila l’applique ici à l’architecture, imaginant à quel paysage urbain mènerait le désespoir d’un architecte – d’où le passage très dystopique, mais aussi très épique et très noir, qui figure vers la fin du roman.
La dernière phrase du carnet de notes d’Emil est « Mon insolence a été de construire l’inexprimable… » (p. 230). En d’autres termes, dans Prélude à une guerre, l’architecte concrétise délibérément et à l’échelle de tout un quartier sa haine et sa frustration, plus encore, me semble-t-il que son orgueil – là où Piranèse (3), par exemple, s’est contenté de transformer en gravures ses lugubres fantaisies de halls, là où Mark Z. Danielewski s’est limité à une maison. On peut – à mon sens on doit – y lire une métaphore, comme dans le Puits, mais là encore, une métaphore de quoi ?
(1) On ne sait pas non plus de quelle ville précise il peut s’agir. Il est bien question de « cette rue fleurie qu’est la calle Sadovaya » (p. 87) ; mais après ?
(2) Elle s’accommoderait dans Prélude à une guerre du fait que les plus grandes douleurs suscitent les plus belles œuvres – autre pont aux ânes romantique : Les plus désespérés sont les chants les plus beaux, etc.
(3) Qui figure dans Prélude à une guerre sous le nom de « Piranesi », seul petit raté d’une traduction par ailleurs irréprochable, pour autant que j’en puisse juger.
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Créée
le 16 juil. 2019
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