John et Jim, ou « C’est ce que font les écrivains »

Que faire de ce corps qui tombe est à placer en tête de liste des ouvrages dont la mise en page inhabituelle fait sens. Ici, un genre de cheminée centrale court d’une page à l’autre, parfois réduite à quelques lignes, et toujours entourée d’une nuée de commentaires. La cheminée est un article de John D’Agata pour The Believer, les gloses sont constituées par les remarques de Jim Fingal, fact-checker stagiaire chargé par l’éditeur de la revue de vérifier les propos du journaliste, auxquelles s’ajoutent les réponses aux remarques, les réponses aux réponses, etc. (Que le livre soit remarquablement beau n’est qu’une demi-surprise, qui ravira l’amateur de typographie.)
Jim, c’est le moins qu’on puisse dire, est pointilleux : « La tour fait 350,2152 mètres de haut, pas 400 mètres » (p. 78). John, de son côté, ne fait pas beaucoup d’efforts : « s’il vous plaît, à l’avenir, évitez d’écrire à ma place. Merci » (p. 19). Jim continue à pinailler : « qu’est-ce que John entend exactement par “au bout d’un pont appelé Poets Bridge” ? Est-ce que, par définition, un pont n’est pas ouvert des deux côtés ? De quel bout parle-t-il ? Par quel côté y arrivons-nous ? Où sommes-nous ? » (p. 86). Parfois, John lâche prise sans renoncer à sa mauvaise foi : « Je ne participe plus à cette entreprise de sabotage » (p. 95).
Alors cet étrange dialogue de vieux couple entre deux « duettistes indécrottablement suréduqués » (Jim, p. 111) est souvent drôle : « Jim : Si je dois me lancer dans le fact-checking de vérités émotionnelles, je n’ai plus qu’à changer de boulot. / John : Très bien. Je vous ferai une lettre de recommandation » (p. 94). Un peu plus tôt : « John : Ça va, je me suis trompé. / Jim : Gooooal ! » (p. 78). Mais la forme est ici le bain révélateur de quelque chose de plus essentiel – un questionnement : qu’est-ce qu’une histoire ?


« Les histoires transmises oralement sont aussi légitimes que les autres ; en fait, je dirais même qu’elles sont plus fiables parce qu’elles ont une origine plus organique qu’institutionnelle » (p. 92) déclare Jim, en bon États-unien. « Voyons ce qu’en dit Wikipédia – qui, dans l’univers de John, pourrait prétendre au statut “d’histoire orale non institutionnelle potentiellement légitime” » rétorquera Jim, avant de poursuivre : « vous devriez vous demander à quel degré d’irréalité vous en êtes arrivé si même Wikipédia ne vous donne pas raison » (p. 95).
Tout ça, tout lecteur peut se le demander aussi. (Pour autant, Que faire de ce corps qui tombe ne donne pas de leçons.) Jim ne pose pas de questions en l’air quand il écrit : « qu’est-ce qui importe le plus pour nous ? L’existence d’une source qui confirme la formulation de John (mais qui est probablement inexacte), ou bien la nécessité de changer cette formulation pour qu’elle soit réellement exacte ? » (p. 29). Et à force de parler de déontologie journalistique, on aborde la théorie littéraire : au fond, Que faire de ce corps qui tombe met en scène l’éternel combat entre la primauté du réel et celle de l’auteur.
Dans cette optique, difficile de donner tout à fait tort à Jim quand il écrit : « je suis à fond pour le post-modernisme et les interprétations de toutes sortes qui peuvent façonner notre approche du passé, mais je pense qu’il est également indéniable qu’il y a réellement un passé objectif composé d’actions réelles, et des comptes rendus réels de ces actions, faits par des gens réels vivant dans un monde réel, aussi maladroits et imprécis que nous puissions être en nous efforçant de les retranscrire, de nous en approcher ou de les interpréter à partir de nos cadres mentaux » (p. 93-4).
Mais difficile aussi de rejeter en bloc l’approche du principal coauteur (?) du texte : à Fingal qui affirme qu’« il peut y avoir quelque chose de fondamentalement erroné à essayer de faire passer “Las Vegas vu par John D’Agata” pour une description factuelle du “vrai Las Vegas”, sans prévenir les lecteurs par un clin d’œil ou un petit signe de tête » (p. 111), D’Agata répond « je ne suis pas un politicien, Jim. Ni un reporter, ni le petit copain du lecteur, ni son papa, ni son psy, ni son confesseur, ni son prof de yoga, ni aucune des personnes en qui il pourrait attendre une relation de confiance » (p. 112).
On en oublierait volontiers le sujet de l’article : le suicide d’un adolescent du haut de la tour d’un de Las Vegas, cette ville dans laquelle « rien n’est censé être permanent » (p. 76). Ce n’est ni Jim, ni John qui le dit, mais Dave Hickey, un type dont le lecteur de Que faire de ce corps qui tombe découvrira l’incroyable sympathie… C’est probablement de lui que viennent les propos les moins discutables et les plus décourageants de l’ouvrage.

Alcofribas
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le 21 janv. 2019

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