«Nos identités ne peuvent être closes. Car la grande aventure, c’est la reconnaissance de l’autre comme enjeu de notre propre humanité possible.»


Les phrases amples et poétiques de ce court texte de Frédéric Boyer, paru en mars 2015 aux éditions P.O.L., s’écoulent comme une rivière en crue, plaidoyer d’un homme ébranlé par les opinions dont il est le témoin.


À rebours de discours politiques et médiatiques qui distillent chaque jour la peur et la paranoïa, dérivatifs commodes tellement plus faciles à accepter que la complexité et la prise de risque qu’impliquent l’ouverture à l’autre, ce texte salvateur plaide pour l’hospitalité, pour que les mots liberté, égalité et fraternité retrouvent un véritable sens.


«On ne bâtit pas une civilisation sur le thème hallucinatoire de l'invasion et du remplacement. On ne fonde pas une communauté sur la suspicion d'autrui. Et la simple idée qu'une identité forte et assumée, bien distincte, serait la mieux à même de nous permettre l'accueil, c'est alors supprimer purement et simplement le risque, l'ébranlement, l'inquiétude sans lesquels nulle éthique ne se découvre.»


L’humanité s’incarne dans ce texte, à contre-courant des opinions d’une civilisation figée, drapée dans des «certitudes soi-disant républicaines» et tournée vers le passé, et qui, au nom d’un héritage et d’une identité menacés, court le double risque de la déshumanisation et de sa propre agonie.


«Le dilemme, le déchirement, la décision paradoxale, le compromis et son coût, son prix à payer honnêtement, le renoncement généreux, ne font peut-être plus partie de notre politique ni sans doute de notre démarche individuelle ou collective. Il faudrait pourtant toujours appendre à marcher sur des fils tendus avec des pattes d’araignée. C’est-à-dire que les choix auxquels nous pouvons être confrontés, les choix d’existence les uns avec les autres, les uns envers les autres, ne sont jamais des choix définitifs, ni des choix exclusifs, mais des avancées instables sur le chemin, très mince, très étroit, d’une aventure inachevée qui ne saurait être la nôtre, exclusivement.»


Dans ce texte visionnaire et non programmatique, porteur des valeurs d’une humanité faillible mais authentique, Frédéric Boyer ne nie pas les risques de conflits et d’instabilité inhérents à l’ouverture des frontières. Il appelle, au nom de l’idéalisme dans son sens le plus noble, à garder les yeux ouverts sur le monde, souligne la nécessité d’accepter l’autre pour ne pas sombrer à nouveau dans la barbarie, la nécessité de sortir du repli sur soi, impasse qui rapprocherait sans doute notre civilisation de sa fin.


«Je sais bien que le malheur humain, que la misère du monde seraient intolérables s’ils n’étaient dilués régulièrement dans le temps et l’espace, s’ils n’étaient oubliés, un moment repoussés hors de nos frontières, hors de notre champ de vision, mais il arrive peut-être que par honneur nous devions empêcher que toute la misère du monde ne se dilue, ne s’oublie, ne se disperse, pour qu’elle nous reste intolérable à jamais. Même si pour cela nous devons risquer notre propre intégrité, notre propre histoire commune, sous peine de ne préserver notre propre humanité qu’en nous montrant à nous-mêmes d’une cruauté impitoyable et d’un aveuglement féroce et barbare.»


Dans un monde devenu mondialisé, «Quelle terreur en nous ne veut pas finir ?» plaide pour la libre circulation des hommes et non des capitaux, dont nous avons si «goulûment abusé et profité», contre le repli et l’accumulation, car les principales victimes sont toujours les plus malheureux, ceux qui n’ont pas de choix.


«Car j’observe que ce sont toujours les pauvres, les plus pauvres d’entre nous, les plus malheureux, les plus faibles du monde, que nous repoussons, et sur le dos de qui nous bricolons et recollons nos déchets de morale, et sur le dos de qui nous faisons porter le fardeau de notre identité malheureuse.»


Retrouvez cette note de lecture, et toutes celles de Charybde 2 et 7 sur leur blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/07/18/note-de-lecture-quelle-terreur-en-nous-ne-veut-pas-finir-frederic-boyer/

MarianneL
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le 19 juil. 2015

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