J'ai des sentiments conflictuels quant à ce livre. D'un côté, la fin, d'une justesse totale, vient donner sens à presque toute la construction du roman... et d'autre part, indiscutablement, il souffre de tous les travers, ou presque, de la littérature jeunesse. Je vais essayer de ne pas critiquer le livre uniquement sur ces problèmes de genre, mais s'agissant du point que je lui reproche le plus, je ne pourrai pas faire l'impasse dessus.


Mila, jeune romaine, part en vacances avec sa famille à Lampedusa, île où a grandi son père, et où elle-même avait l'habitude de séjourner régulièrement durant son enfance. Un drame a cependant brisé les habitudes de sa famille, et plongé sa mère dans une dépression profonde dont elle commence seulement à sortir : la mort du petit frère de Mila, à peine âgé de cinq mois, il y a six ans. Mila voit Lampedusa comme son salut : s'évader de son malaise familial en parcourant l'île en solitaire est son projet, et elle espère en outre que sa mère y trouvera une certaine paix de l'âme. Malheureusement, le jour le plus difficile, l'anniversaire de la mort du bambin, approche à grands pas. C'est alors que Mila fait la connaissance de Paola, nièce de la femme qui entretient la maison familiale en leur absence, jeune fille qui suscite la fascination de Mila. À ses côtés, Mila va découvrir les changements que l'île a subis durant son absence...


Le récit est donc entrecoupé de récits de migrants Érythréens, qui vont se rencontrer et partir ensemble vers l'Europe, dans un trajet de cauchemar. Très vite, on touche au problème essentiel du livre : c'est de la manipulation grossière ciblée spécifiquement envers l'adolescent. Toutes considérations politiques ou idéologiques mises à part, a-t-on le droit d'employer ce type de moyens détournés afin de forcer l'opinion de quelqu'un sur un sujet ? La manipulation voilée est-elle une technique valide pour la littérature engagée ? Je ne cherche pas à donner de réponse univoque à ces questions, et à toutes les autres du même style que je pourrais égrener. Cependant, mon opinion sur le sujet, surtout en prenant en compte le public-cible du roman, est que certains coups, en-dessous de la ceinture, sont inacceptables.


Le premier de ces coups, c'est celui inhérent à la littérature jeunesse en tant que genre : un public-cible choisi, chez qui l'on va chercher à déclencher un processus d'identification. Ici, cela prend par exemple la forme de références à une pop culture consensuelle (notamment les goûts musicaux) ou encore de marques de dédain appuyées envers les parents (de nouveau les goûts musicaux du père par exemple). Le problème que j'ai avec cela, c'est qu'à mon sens, cela constitue un manque de respect vis-à-vis, en l'occurrence, de l'adolescent, et de confiance vis-à-vis de ses facultés de lecture. J'ai en tête ce gif de 30 Rock où Buscemi est "déguisé" en jeune. Je pense qu'un "jeune" n'a pas envie qu'on essaie de l'imiter, de lui renvoyer à la figure ses propres codes, surtout pour les utiliser "contre" lui, pour susciter chez lui une émotion ou une identification. Il y a des romans parfaitement adaptés à la jeunesse qui n'ont pas à recourir à ce genre d'artifices pour être bons et accessibles. Cependant il faut noter que Refuges recourt assez peu à ce type de stratagèmes passée la caractérisation de son personnage. Encore heureux, parce que ce serait assez indigeste si ça durait un peu plus que ça.


Cela dit, on touche à un autre problème, qui est presque à mettre dans ces malhonnêtetés dont je parle,mais pas tout à fait, même si c'est toujours lié à la littérature jeunesse : une narration extrêmement poussive, très déclarative, directe. Aucune place n'est laissée à l'interrogation, à l'ambiguïté, à l'interprétation. On est invité à suivre un cheminement dépourvu de libre-arbitre, ce qui me parait paradoxal dans un livre censé parler d'engagement. On pourrait cependant y voir, y concéder une figure de style, qui amène à la fin beaucoup plus ouverte : Mila, dans une impasse jusque là, fuyant son drame personnel, accepte de vivre avec l'invivable, de se confronter à la douleur, ce qui lui permet de retrouver un libre-arbitre, une faculté de refuser la fatalité. Cependant, formellement, on arrive à cette réalisation par cet exercice impérieux de contrôle du texte et du sens du texte, ce qui est du coup paradoxal, voire hypocrite.


Autre coup bas : le misérabilisme. Qu'on ne se trompe pas, je ne dis pas là que la vie que quittent les Érythréens du livre n'est pas horrible. Il y a cependant une violence, littérale et figurative, dans la manière dont ces récits (j'ose espérer tirés de témoignages réels, quand même, sinon on touche à un cynisme exceptionnel) viennent brutalement s'insérer dans la trame principale, une véritable volonté de susciter un choc presque traumatique tant le style et la matière changent. En soi, je pense qu'il faut parler, qu'il est essentiel de savoir ce qu'il se passe dans le monde. Mais... par surprise ? Avec autant de violence ? Si c'était un film, on rajouterait la musique dramatique au violon, on filmerait en noir et blanc, ou on y associerait des couleurs froides, un montage cut... bref, on utiliserait tout cet arsenal qui, lorsqu'il est pris dans ce seul but de choquer le spectateur, est considéré comme facile et malhonnête. Informer, oui, mais avec dignité, et respect aussi bien du sujet que du destinataire. D'autant plus que la dureté du sujet se suffit à elle-même et n'a pas besoin d'être mise en évidence par cette construction violente, surtout dans un livre destiné à des ados capables de s'indigner par eux-mêmes et parfois vulnérables.


On pourrait aussi s'interroger sur la mise en parallèle de la vie relativement facile de Mila (son drame personnel mis à part, elle est en vacances dans une résidence secondaire dans une région touristique et rencontre un amour qu'elle ne pourrait pas poursuivre en Érythrée). J'ai du mal à ne pas y voir une forme de culpabilisation d'une adolescence oisive et sans soucis. Doit-on s'engager, s'impliquer dans une cause par culpabilité ? Doit-on se voir jeter à la face les inégalités de naissance, que personne n'a pu choisir avant de venir au monde ? Aucun adolescent n'a de responsabilité personnelle ou individuelle dans la mort des migrants et dans leur sort au pays. Cette culpabilité n'est pas évoquée explicitement dans le roman, mais il me parait impossible de faire comme si un contraste net avait été établi entre les récits des Érythréens et celui de Mila (uniquement préoccupée à satisfaire la fille de ses rêves et à trimballer son vélo sur les routes de Lampedusa). D'ailleurs, le poids de la responsabilité de l'adolescent y est présent : Mila, ayant accepté la douleur de sa mère, rentre chez elle, alors qu'elle voulait passer l'anniversaire de la mort de son frère à l'extérieur, par devoir envers sa famille, celui d'apaiser la douleur, de faire "ce qu'on peut faire, avec nos moyens". Finalement, son besoin d'isolement, de grandir par elle-même, de faire ses propres choix, de vivre, passe après ce qu'elle peut faire, et donc ce qu'elle doit faire. Responsable parce que coupable, coupable par naissance. C'est vraiment une bonne dynamique ?


Je me rends compte que j'ai écrit une critique à peu près à charge jusqu'à présent, ce qui n'était pas mon intention au sortir de ma lecture. J'ai été touché par la fin, parce que j'ai trouvé qu'elle donnait sens à la construction du roman (qui, bien qu'académique, est donc assez réussie à mon sens) : Mila apprend à supporter le caractère insoutenable du réel et à exister face à celui-ci. C'est cohérent et pertinent, surtout aujourd'hui où le monde semble plongé dans une sorte de catatonie liée à l'effondrement de la société et de ses valeurs. "On pète un coup et on repart". Pourquoi pas ? Le questionnement est contemporain et crucial : comment avancer lorsque tout a perdu sens ? J'ai aimé ça d'autant plus que c'est là un véritable point d'ancrage de la réflexion adolescente et de la révolte qui y est associée : transformer l'émotion bloquante en énergie positive pour son propre développement personnel. Là, on est d'accord. Ca ne vient pas effacer les problèmes que j'ai évoqués, qui me paraissent graves, mais ça a du sens.


J'aurais cependant du mal à le conseiller autrement que comme cas d'école sur la littérature jeunesse et les errances de la littérature engagée.

Antevre
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le 14 nov. 2018

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Antevre

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