Qui a tué Kurt Cobain ? La drogue ? Lui-même ? Tout faux, c'est la contre-culture, la recherche du cool et le besoin de se sentir différents pour se dissocier de la masse. En devenant populaire, Kurt trahissait l'esprit-même de sa musique, qui devait rester underground pour conserver une certaine légitimité. Le succès l'a tué. Telle est la thèse de ce livre.


Rédigé par deux auteurs Canadiens, "Le mythe de la contre-culture" est un essai socio-économico-culturel à tendance polémique plutôt qu'une étude sociologique rigoureuse et prétendument objective. Le parti pris anti-rebelle/hippie/altermondialiste/écolo/anarchiste/punk/toute mouvance déviante de la norme est clair et assumé du début à la fin, et les auteurs ne cachent pas leur profond mépris pour tous ces gens, et leur manière de penser.


Toutefois, malgré sa dimension polémique, l'ouvrage est très bien documenté, et étayé par de nombreuses références très sérieuses et d'exemples plutôt pertinents. En ce sens, c'est déjà un bon point de départ (très orienté idéologiquement, certes) pour quiconque s'intéresse à l'histoire de la contre-culture, sous les aspects sociologiques, économiques, culturels et même psychologiques. Les auteurs brassent large et s'appuient sur des thèses de Freud ou Bourdieu, tout en étant toujours très pédagogiques et clairs dans leurs explications, de sorte qu'il ne faille pas être spécialement connaisseur d'un des domaines sus-mentionnés pour être à même de comprendre l'ensemble du propos. A défaut d'instruire sur la contre-culture, on peut potentiellement en apprendre beaucoup sur bien des domaines, c'est déjà ça.


Mais la question fondamentale qui se pose à la lecture du titre, c'est de savoir ce qu'est au fond cette fameuse "contre-culture" qui sera analysée, décortiquée et surtout démolie au travers des 400 pages de l'ouvrage.


Eh bien, c'est un terme générique pour désigner toutes les cultures qui dévient de la norme et critiquent celles-ci, supposément de manière vaine et sans la moindre solution concrète apportée. Critique du capitalisme, de la musique "pop", de l'alimentation moderne, du mode de vie du citoyen moyen, tous sont des "rebelles contre-culturels", auxquels les auteurs reprochent le "péché capital de la contre-culture" (ça semble presque biblique) : dénoncer un système dans son ensemble, mais sans rien apporter.


La dichotomie essentielle du livre oppose la réforme/révolution systémique (= "le système est pourri dans son ensemble, il faut le changer totalement) à la réforme plus douce, plus intelligente et beaucoup moins "cool" que prônent les auteurs, l'amélioration du système par des régulations, par des mesures politiques (seules manières de faire évoluer positivement la société). L'opposition entre l'idéologique et le pragmatique purs. Plutôt que d'acheter ses légumes chez l'épicier du coin ou de faire pousser ses légumes dans son jardin, mesures "égoïstes" qui n'impactent que l'individu, il est préférable de faire passer des lois qui vont inciter les consommateurs à préférer les produits sains ou responsables, pour produire un changement global. (= l'individu étant égoïste, seule la société peut l'inciter à agir "mieux", de par sa force coercitive)


Bah oui, c'est évident, mais le reproche principal formulé à l'encontre des "rebelles contre-culturels", c'est donc qu'ils refusent les solutions institutionnelles, puisqu'ils voient le "système" comme un ensemble, et qu'ils sont donc contre-productifs (voire même parfois nuisibles pour la société). Le souci, c'est que les auteurs généralisent l'égoïsme et les erreurs de raisonnement à tous ceux qui sont "contre-culturels", et ils sont nombreux selon eux (quiconque s'écarte de la norme en fait). Mais ce raisonnement est bien trop simpliste, et on ne peut l'appliquer à autant d'individus ayant des revendications et des mode de pensée aussi hétérogènes.


Je m'explique,voici une image représentative du "rebelle contre-culturel" décrit par ce livre. Le raisonnement est simpliste, démago, mais bien intentionné au fond. Et "typique de la pensée contre-culturelle", et les auteurs vont s'attaquer à ce genre de raisonnements simples, aux auteurs ou aux films populaires et prétendument dénonciateurs (Fight Club, Naomi Klein) pour justifier la vacuité des raisonnements qui vont à l'encontre de notre société. C'est comme si je dénonçais la géopolitique comme un domaine de recherche stupide en critiquant Huntington et son Choc des Civilisations pour décrédibiliser l'ensemble du domaine.


Rentrons un peu plus dans le propos, parce que celui-ci n'est pas dénué d'intérêt malgré la méthodologie globale que je trouve malhonnête intellectuellement.


La critique principale émise par la contre-culture est souvent à l'encontre de la société de consommation, qui dérive du capitalisme et de la société de masse, du moins dans l'idée populaire. Et l'hypothèse principale de ce livre est que la consommation (de masse) n'est pas due au marketing ou aux méchants Américains capitalistes, mais à la recherche du "cool" des individus, et à leur besoin de distinction.


Si Monsieur X, 30 ans, achète un iPhone, ce n'est pas pour la qualité du produit, ni même parce qu'il s'est fait manipuler par le marketing d'Apple, mais juste parce que l'objet est cool, et qu'en posséder permet d'avoir un certain rang au sein de la société, une bonne image. Et le marketing ne crée pas ce besoin (de distinction), qui serait inhérent à l'homme, il ne fait qu'orienter le consommateur vers une marque, perçue comme plus ou moins cool, sans véritablement créer ce "besoin d'acheter", déjà présent initialement.


Le problème du cool, c'est qu'il est plus volatile que le cours du pétrole, et qu'il se répand comme une épidémie. D'abord présent au sein d'un foyer réduit de population, avant de s'étendre peu à peu, d'être repris par le marketing (l'idée est donc que le marketing ne crée pas le cool, il le cherche, et l'exploite pour vendre des produits), puis de tomber dans le "mainstream" et enfin d'être renié par ses créateurs, car devenu trop populaire. Ceux-ci développent alors une nouvelle forme de cool, et cela génère un cycle infini. Et ça me semble très juste, c'est d'ailleurs assez amusant à constater sur SensCritique, une oeuvre confidentielle va émerger à 8.5 de moyenne, arrivera dans le top 111, sera connue par "la masse du site", et la note finira inévitablement par diminuer. (même si le fait que des gens peu intéressés par l'oeuvre le seront davantage si elle entre dans le Top 111, et qu'ils auront sans doute tendance à la sous-noter par rapport aux premiers noteurs est aussi à prendre en compte)


Et là est tout le drame du "rebelle contre-culturel", sa tendance super cool finit la plupart du temps par être récupérée par la société de masse et perd donc progressivement tout son "cool", celui-ci étant un bien à somme nulle (= si les autres gagnent en cool, moi qui suis cool y perd forcément). C'est ce qui aurait tué Kurt Cobain (qui serait d'ailleurs sûrement très attristé de voir 20 ans après des adolescents porter des Tshirt Nirvana comme une marque lambda), et c'est un phénomène qui a touché la plupart des contre-cultures "cool" du passé, les forçant sans cesse à se réinventer (Che Guevara, de la figure révolutionnaire au motif du Tshirt du Pakistanais de ma rue).


Et donc, ce n'est pas la société de consommation qui génère la société de masse, ce sont les gens et leur désir d'être cool, leur besoin de distinction. Et le marketing est au fond bénéfique, puisqu'il ne crée pas de besoin, il ne fait qu'orienter les gens vers les produits qui leurs correspondent le mieux (au sein d'un "type de produits" qui les intéressait déjà initialement). Même l'homogénéisation des commerces dans les grandes métropoles mondiales (les mêmes chaines de magasin partout) est vu comme quelque chose de positif, ceux-ci haussant les standards de qualité (à la Fnac on peut lire une BD dans un canapé, pas dans le petit magasin indépendant d'à côté), au point que les auteurs affirment que McDonald propose des meilleures frites que la plupart des bistros parisiens (je suppose que dans leur esprit, le bistro parisien est une assurance de qualité pour les French Fries, hum). Et à quoi bon perdre son temps à chercher des bons livres dans la petite librairie sympathique du coin, quand on peut acheter ses livres sur Amazon, perdre moins de temps, payer moins et avoir des conseils personnalisés basés sur notre historique de navigation ?


Et c'est là qu'on se rend compte qu'on est bien en face d'un livre très américain/américano-centré, qui voit le marché comme la régulation la plus parfaite de la société, et la plus efficiente pour le citoyen, qui crache sur quiconque s'éloigne de la norme (à tort ou à raison, tout le monde est mis dans le même panier "contre-culturel") et qui au fond prend le citoyen moyen pour un abruti, dénué de désirs profonds, de curiosité, et juste consommateur de cool. Pour reprendre SensCritique, ce serait comme affirmer que l'utilisateur qui regarde des films tchèques ou argentins ne le fait que pour acquérir une certaine distinction par rapport aux autres, et que son intérêt n'est pas (consciemment) sincère. Et qu'une fois ce cinéma mis en lumière et popularisé, il s'en désintéressera pour trouver un nouveau cinéma cool et underground.


C'est du procès d'intention réducteur et bien trop binaire encore une fois (les faiseurs de cool, qui veulent rester dans l'underground/ la masse qui ne fait que suivre les tendances), et plus globalement tout ce raisonnement minimise bien trop les apports réels du marketing. Par exemple, comment expliquer le succès d'un produit comme l'iPad, si ce n'est grâce au pouvoir d'attraction d'Apple et au marketing développé ? On parle d'un marché (celui des tablettes) totalement marginal avant l'arrivée de ce produit, et qui s'est démocratisé d'un seul coup avec l'arrivée d'Apple (alors qu'à titre personnel, je ne vois toujours pas l'avantage d'une tablette par rapport à un notebook ou autres PC portables, mais soit). Et surtout, comment expliquer que le marketing coûte des centaines de milliards de dollar chaque année s'il est si peu utile ? Ou que la majorité des États interdisent la publicité pour les cigarettes ? Plutôt qu'une explication basée uniquement sur le facteur du cool, un raisonnement pluri-factoriel (recherche de distinction, mais aussi marketing et sûrement d'autres variables) me semble plus mesuré et pertinent pour comprendre les raisons de la consommation.


Et plutôt que de n'y voir qu'une recherche du cool ou une manière de se rendre original par rapport à la société, je vois la recherche de musiques méconnues, d'auteurs ou de films peu célèbres comme la preuve potentielle d'une certaine curiosité intellectuelle, tout aussi nécessaire à la société, et pas forcément égoïste/égocentrique/prétentieux comme le revendique le livre.


Au final, je me suis montré assez virulent vis-à-vis de ce bouquin, mais il a d'énormes qualités :



  • effectivement il dénonce l'hypocrisie de bien des gens, "rebelles" en surface, mais qui ne creusent pas vraiment leurs raisonnements et ne cherchent qu'à surfer sur des tendances

  • c'est un livre riche, qui a le mérite d'être bien documenté et de proposer une historique de cette "contre-culture"

  • ça a le mérite de faire réfléchir, de susciter le débat

  • C'est étayé par de nombreux exemples issus de la culture populaire et qui parlent à la plupart des gens (Fight Club, American Beauty, Nirvana, Star Trek)

  • Ça remet un peu en question aussi, sur certains points le propos est très juste et pousse à l'introspection

  • Bien que dans la postface les auteurs avouent ne pas avoir de réelle solution à tous les problèmes qu'ils énoncent, la plupart du temps ils proposent néanmoins des pistes de réflexion concrète pour améliorer la société, ce n'est pas qu'un brûlot dénonciateur


Au final, difficile de savoir qu'en penser, c'est très intéressant, mais tellement ouvertement orienté, généralisateur (et donc réducteur) et limite insultant vis-à-vis de l'opinion contraire que j'ai du mal mettre plus que 6/10.

Floax
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le 23 mai 2015

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