Magnifique première rencontre avec Claude Roy par cette « épopée cosmogonique, géologique, hydraulique, philosophique et pratique en douze chants et en vers » bâtie sur le modèle du De Natura rerum de Lucrèce.
Trois histoires s’y cotoient, que Claude Roy résume lui-même en ses termes :
« L’histoire d’une planète où les eaux, en se retirant, ont donné vie à la vie. L’histoire personnelle d’un homme, dérisoire gouttelette détachée de la mer du temps avant de retourner s’y confondre. Et – sous forme d’une sorte d’accompagnement choral – l’histoire des paroles que l’humanité a chantées dans le noir, des questions qu’elle a posées dans le soleil, et des suppositions qu’elle a formées, à tout hasard et grande nécessité. »
Le tout est coupé et rythmé par des fils intertextuels aussi variés que féconds.
On y découvre l'obsession de Roy pour la question de l'identité - identité faite d'une altérité certaine dont on ignore pourtant le visage :
« Ai-je habité ma seule vie ? Celle d’un autre ?
Et de qui ? »
« Un jour sans le savoir
je me réveillerai Ce sera toi Tu me diras
(comme quand quelqu’un vient ses pas dans la nuit)
‘Est-ce toi?’ Et je répondrai à mi-
chemin et à mi-voix 'Mais non c’est toi'
Alors tu sauras qu’il savait qu’il était devenu enfin lui
c’est-à-dire toi
et personne en particulier
Quel est quel fut ce je qui dit sans y penser
J’ai le temps Qui dit Il nous reste du temps
Il s’obstine pourtant Avec toi avec toi jusqu’à la
fin du temps ma douce source dépasse-temps
mon effaçable ineffacée mon temps sauvé
du temps
Qu’est-ce donc que le temps ? Si nul ne me le demande
je le sais très bien Si tu veux l’expliquer
à qui me le demande je ne le sais plus »
La dernière strophe en italique est l’un des exemples du jeu intertextuel que j’évoquais plus haut.
Ici, Roy incorpore un extrait des Confessions de Saint-Augustin pour conclure son sixième chant. Inutile de s'appesantir sur la fluidité avec laquelle chacun des textes - comme on le voit ici - s'insère dans le propos du poète. Lectrice conquise, me voici chaque fois souriante face à ce jeu qui rehausse encore et encore le génie de cette oeuvre.
Plus encore - et c'est là que, personnellement, mon plaisir n'a plus de limites - la polyphonie formelle, foisonnante, pétulante, donne vie et matière à la question centrale que se pose Roy - aussi bien dans ce recueil que dans le reste de son oeuvre : suis-je un ou mille ? ai-je habité ma vie ou celle des autres ?
Alors il se questionne, sans fin, en poète, en nuage, en enfant, avec Saint-Augustin, mais aussi Goethe, Lucrèce, Wittgenstein, de Vinci, Lao-Tseu, Freud, Malory, Keats, Swift, des articles de l’Encyclopédie, des traités japonais, des papyrus, un extrait du Codex aztèque, Homère, Kierkegaard, Pascal, Lewis Carroll, Novalis, des chansons populaires, et d’autres encore.
Et, de questions en questions, d'esquisses de réponses en déroutes et errances, alors, peut-être parviendra-t-il à :
« Apprendre à lire le regard du chat qui ne regarde rien
la diagenèse des sédiments le chuchotis des sentiments
les pattes d’oiseaux sur le sable et le syllabaire de Ras Shamrah
les migrations des esturgeons et le mouvement des neutrons
Avoir entrevu Avoir déchiffré Savoir Avoir su
Puis
s’en aller à la fin comme celui-là
qui à la nuit tombée fait en silence la route du retour »