Gide, pourtant après avoir écrit Les Nourritures terrestres à qui l'on pourrait faire la même critique, reprochait à Zarathoustra sa prétention axiologique : Nietzsche, à travers cette œuvre, aurait cherché à se poser en cinquième évangile, tout jaloux du Christ qu'il aurait été. Partant, il aurait touché avec ce livre "la plus basse classe de ses lecteurs", précisément ceux qui, nostalgiques de la mort de Dieu, auraient cherché à tout prix un nouveau mythe auquel adhérer, un nouveau livre à vénérer, en somme une parole messianique lâché du haut d'une montagne après une bonne dizaine d'années de solitude...


Bon... Ok... +1 André... Je conçois, j'entends, j'encaisse et j'accepte en riant. Ok, c'est pas faux (et pourtant il n'y a rien que je n'ai pas compris). André l'a bien vu, il y a sûrement une certaine vénération dans mon rapport à cet ouvrage... Le fameux et l'unique ouvrage, celui qu'on prendrait si la maison était en feu ou s'il fallait partir s'exiler un mois, un an, mille ans sur une île, celui qu'on veut relire chaque année, qu'on reprend tous les mois, pour relire "Lire et écrire", "Chant de danse", "Chant de nuit", "L'Ombre" ou "Le Chant du marcheur de nuit"... les relire, les reprendre, les écrire un peu partout, en disciple, en chameau, ayant encore du mal à se faire lion...


J'ai lu de belles critiques qui analysaient Zarathoustra à travers la lecture qu'en faisait Deleuze (par @pphf) ou Camus par (@DogtorWoolf). Pour ma part, c'est Heidegger que je vais, un temps, laisser parler à propos de l'ouvrage. Quitte à cliver, autant réunir en une critique les deux proto-nazis les plus haïs par la modernité...


Heidegger voit dans Zarathoustra le seul véritable ouvrage réussi de Nietzsche (rien que ça, parce que les autres c'était pas dingue, merci Heidi, pour la mesure on repassera). Pourquoi ? Eh bien parce que Zarathoustra, par la force de son verbe, par sa propension à faire apparaître ce qui est, à dévoiler, à desceller et j'en passe, nous met face à l'angoisse de l'existence (le fameux souci, la fameuse souciance heideggerienne) et, par-là, par ce laisser-apparaître (ah… le lexique heideggerien…) nous contraint à assumer l'angoisse inhérente à notre condition.


Pour Heidegger, le schéma est simple : dans Zarathoustra, il y a trois notions qui n'en forment qu'une : la vie, la souffrance et le cercle. Toute vie est souffrance, tout ce qui souffre veut vivre, ce qui nous ramène à la proposition de départ, d'où l'image du cercle et d'où, vous l'aurez vu venir, l'Éternel retour du Même - bon, on schématise mais on fait ce qu'on peut.


Le Même, continue Heidegger, c'est ce présent qui revient sans cesse, c'est l'instant, le maintenant, c'est l'éternité nietzschéenne. Autrement dit, plus d'arrière-mondes, de paradis rêvés, plus d'anges qui nous attendent tranquillement, il n'y a plus qu'un présent et, qui plus est, qui tourne sur lui-même. Pas dingue comme projet de départ. Et pourtant. Pourtant, c'est à partir de là que la puissance et la beauté de la pensée nietzschéenne peuvent se manifester (là c'est moi qui parle… je m'emporte vite, vous l'aurez vu). C'est au cœur de cette conscience et de ce rapport souffrant au temps qu'il nous faut prononcer un immense oui, cette injonction à vivre, qui passe par cette acception du passer - non pas le passé hein ça serait trop simple, mais le passer, le fait que le temps passe quoi, merci Martin... Le oui au temps, c'est la véritable et seule acceptation possible de notre condition, condamnés que nous sommes à cet Éternel retour du Même.


Ce n'est que dans ce grand oui, qu'apparaît alors le Surhomme - qui n'a rien d'un proto-nazi, d'un nationaliste surarmé ou d'un mégalo carabiné. Le Surhomme ce n'est que celui qui, prenant conscience de l'Éternel retour du Même, est à même de dépasser l'angoisse qu'un tel état de fait pourrait (ou a dû) susciter. C'est comprendre que le passage du temps est certes retour du même, mais avant tout devenir, devenir d'autant plus capital qu'il n'existe plus qu'un inlassable présent dont on ne peut s'affranchir. C'est réinvestir la vie elle-même comme l'unique réalité. Ce n'est pas annihiler le devenir, c'est au contraire le rendre permanent et l'actualiser sans cesse.


L'homme n'est qu'un pont dans la philosophie nietzschéenne (oui, ça rappelle un peu la théologie chrétienne, mais chut, on lui dira pas). L'homme est un état intermédiaire qu'il faut dépasser, qu'il faut surmonter pour devenir, tada : Surhomme. Ce n'est que par l'expérience de la solitude et de la souffrance, par le dépassement du désespoir causé par l'abandon des arrières-mondes, par l'acceptation de l'Éternel Retour, que l'homme devient Surhomme - et, par-là, devient trop stylé.


C'est peut-être ça la folie du Surhomme, celle que Nietzsche nous décrit dans Par-delà le bien et le mal (III, §56 pour les curieux) quand il dit vouloir donner naissance à " l'homme le plus exubérant, le plus vivant, le plus consentant au monde, qui non seulement a appris à s'accommoder de la réalité telle qu'elle fut et telle qu'elle est et à la supporter mais encore réclame qu'elle se répète telle qu'elle fut et telle qu'elle est, de toute éternité ". C'est là je pense le lien, tel que le voit Heidegger, entre Éternel Retour et Surhomme. Et c'est là l'enjeu de la philosophie nietzschéenne, enfin je crois.


Et si tout ça ne vous parle pas, la simple puissance poétique du livre vaut tous les Rimbaud et tous les Baudelaire que vous ne lirez jamais. Rien que pour ça, il faut s'y essayer. C'est trop beau, trop puissant, trop fort. Il y a tout ; l'injonction à la création, le culte de la métamorphose, l'amour, la soif inassouvissable, la vie comme une femme qui se dérobe, et les enfants plus savants que les érudits, il y a même le mariage des esprits nobles, la critique des omnisatisfaisaits, l'homme comme pont, le dernier homme, les larmes des hommes supérieurs et le soleil matinal…


Poète seulement, fou seulement… -
Éternel Retour du beaucoup trop bien.

CameEleon
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le 26 janv. 2020

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