Salammbô
7.5
Salammbô

livre de Gustave Flaubert (1862)

Décidément Flaubert est notre Bartleby à nous, romancier qui toute sa vie clama muettement qu’il préfèrerait ne pas. Chaque livre, on dirait qu’il ne le fait que pour prouver qu’il aurait mieux valut s’abstenir. Pour diverses raisons, d’ailleurs : Madame Bovary parce que l’amour l’ennuie et qu’il n’est pas Balzac, l’Education sentimentale parce que la vie ne vaut pas d’être vécue et qu’il n’est pas Stendhal, Bouvard et Pécuchet parce que la Bêtise sera toujours la plus forte et qu’il n’est pas Thackeray. Et Salammbô ? Peut-être pour résumer tout ça : parce que la littérature ne sert à rien, et qu’il n’est (heureusement) pas Hugo.


Mais comme tous les velléitaires, Gustave quand il fait ne fait pas à moitié. Livre impossible, uniquement obsédé par la disparition et le néant, sorte d'halètement ininterrompu sur trois cents pages et quatre ans, essoufflement de l’acte descriptif empilant substantifs et adjectifs comme des murailles folles jusqu’à ce qu’elles s’effondrent sur le guerrier enivré du sang rouge de sa plume, Salammbô est une vaste plaisanterie qui se transforme peu à peu en un rictus douloureux et conquérant, en une défaite sublime, en un suicide glorieux. Plus le livre avance, et s’embourbe, et se liquéfie, et revient, et coule comme un torrent de lave portant déjà en lui la pétrification à venir, et plus ce qu’il se dégage derrière ces fureurs est une tendresse absolue, violée, interdite, à peine devinée derrière tous ces voiles bruissants et ces lumières nocturnes réfractées par des gemmes aux milles facettes aussi coupantes que trompeuses. Si haine il y a, c’est de toutes la plus terrifiante, celle qui caresse comme elle broie, la haine, à l'amour mêlée, des amants désespérés.


Salammbô a toujours eu la réputation d’être le livre le plus raté du siècle. Mais quelqu’un avait-il jusqu’alors à ce point là, aussi sincèrement, aussi candidement, tenté de faire d’un roman un gouffre ? Sans fond, comme l’oubli. Mais caché sous un lac lisse et glacial. Un terrible miroir tendu à bout de bras pour que ses contemporains si imbus de leurs pitoyables succès viennent s’y mirer, et peut-être, par miracle, s’y noyer. On peut être pessimiste et rêver ! Reste au bout de cette aventure obstinément absurde une vengeance belle d’être perdue d’avance. Car la cruauté de Flaubert est bien pire que celle de ses héros qui dépècent, brûlent, crucifient, amputent, écorchent, torturent, piétinent et humilient : elle est de ne faire tant de bruit que pour montrer l’impossible sujet de l’art d’écrire : la beauté du silence.

Chaiev
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes L'île déserte : les Français (XIXe) et On the row (2016)

Créée

le 25 oct. 2016

Critique lue 2.2K fois

45 j'aime

24 commentaires

Chaiev

Écrit par

Critique lue 2.2K fois

45
24

D'autres avis sur Salammbô

Salammbô
Chaiev
9

Delenda Est

Décidément Flaubert est notre Bartleby à nous, romancier qui toute sa vie clama muettement qu’il préfèrerait ne pas. Chaque livre, on dirait qu’il ne le fait que pour prouver qu’il aurait mieux valut...

le 25 oct. 2016

45 j'aime

24

Salammbô
-Valmont-
8

WarPorn

A l’issue de la première guerre punique qui vit les carthaginois prendre une raclée par Rome, les tribus mercenaires ex-alliées de Carthage, ivres de déception, décidèrent de la faire tomber. Partant...

le 29 mars 2021

36 j'aime

18

Salammbô
Paul_
8

Perle d'Orient

Objet finalement bizarre et biscornu que ce Salammbô, pour ne pas dire baroque – mais alors dans le sens premier du mot, utilisé par les joailliers de jadis pour désigner ces perles « baroques » qui...

le 4 juin 2016

25 j'aime

5

Du même critique

Rashōmon
Chaiev
8

Mensonges d'une nuit d'été

Curieusement, ça n'a jamais été la coexistence de toutes ces versions différentes d'un même crime qui m'a toujours frappé dans Rashomon (finalement beaucoup moins troublante que les ambiguïtés des...

le 24 janv. 2011

279 j'aime

24

The Grand Budapest Hotel
Chaiev
10

Le coup de grâce

Si la vie était bien faite, Wes Anderson se ferait écraser demain par un bus. Ou bien recevrait sur le crâne une bûche tombée d’on ne sait où qui lui ferait perdre à la fois la mémoire et l’envie de...

le 27 févr. 2014

268 j'aime

36

Spring Breakers
Chaiev
5

Une saison en enfer

Est-ce par goût de la contradiction, Harmony, que tes films sont si discordants ? Ton dernier opus, comme d'habitude, grince de toute part. L'accord parfait ne t'intéresse pas, on dirait que tu...

le 9 mars 2013

244 j'aime

74