Welcome little man, bienvenue dans le train de l'existence et bon voyage! J’ose espérer, cher lecteur, que quand tu as pointé ta frimousse hors du cocon maternel, tu as été accueilli sur cette terre par des cris de joie et autres expressions ravies. Ce qui, tu t'en aperçois dès le titre du roman, ne fut pas précisément le cas de Jack Levitt…


L’origine de son existence, c’est un coït vite fait entre deux ados paumés au cours d’une brève rencontre qui n’avait rien d’une idylle, pendant la crise de 29.



Un pénis décharge et je suis condamné à mener une vie morte.



Conçu par hasard, né par accident, sitôt abandonné entre les murs anonymes d’un orphelinat sans âme : il y en a qui ont l’art de débuter sous une mauvaise étoile.


Quand tu étais ado, peut-être t’es-tu amusé à faire enrager tes vieux en proclamant à qui voulait l’entendre que tu n’avais pas souhaité venir au monde. Eh bien crois-moi, Jack avait infiniment plus de raisons que toi de se demander ce qu’il était venu faire dans cette galère ! Né du mauvais côté de la barrière sociale, du côté des parias, des laissés-pour-compte, il comprend vite que l’existence qu’on lui destine n’a rien d’une partie de plaisir. Ferme-la, marche à l’ombre, contente-toi d’une vie de chien ; tout ça parce que deux gosses inconscients n’ont même pas été fichus après avoir copulé de se dégotter une bonne aiguille à tricoter : avoue qu'il y a de quoi avoir la haine !


Tu t'en doutes, Jack rêve de bien autre chose que de cette existence minable :



Il voulait de l’argent. Il voulait une fille. Il voulait un repas
nourrissant avec toutes les garnitures au menu. Il voulait une
bouteille de whisky. Il voulait une voiture pour rouler à cent
soixante à l’heure. (…) Il voulait des vêtements neufs et des
chaussures à trente dollars. Il voulait un automatique calibre 45. Il
voulait un tourne-disques dans la grande chambre d’hôtel qu’il
convoitait pour pouvoir traîner au lit avec la fille et le whisky tout
en écoutant How High the Moon et Artistry Jumps. C’était ça qu’il
voulait. Il ne lui restait plus qu’à se procurer toutes ces choses.



Mais ce que ce gamin sauvage désire par-dessus-tout, c’est une liberté qui toujours se dérobe. Il s’enfuit de cet orphelinat qui le débecte et se retrouve, pendant les années d’après-guerre, à traîner sa misère avec d’autres ados aussi paumés que lui dans les bars interlopes de Portland, dans des arrière-salles enfumées où on parie sur tout et n’importe quoi, où les liasses de billets verts changent de mains à une vitesse hallucinante, où on se bagarre pour trois fois rien. Ça tombe bien, Jack a un physique de balèze et des poings qui cognent dur. Parmi cette faune, il croise Billy Lancing, un jeune métis plutôt doué au billard et qui a une veine incroyable aux jeux de hasard. Tout ce petit monde vit au jour le jour, en marge de la société, rêvant de bonne fortune mais sans vraie perspective d’avenir.


Quand l’argent facile vient à manquer, on fait vite des conneries. C’est là que système te rattrape : comme Jack est encore mineur, il file en maison de correction où il fera la monstrueuse expérience de l’isolement total au cachot, pendant plusieurs mois. D’autres que lui y auraient laissé leur peau, mais cet enfer va forger le caractère du jeune homme et véritablement lui apprendre à survivre, non sans cynisme : même s’il est persuadé que la société est infiniment plus pourrie que lui, il comprend qu’il va devoir composer avec elle s’il veut se faire une place au soleil et mener sa vie comme il l’entend.


Mais voilà, dès le titre, le roman annonce la couleur, si l’on peut dire : malgré quelques fulgurantes éclaircies, l’existence de Jack sera marquée par la grisaille. Catalogué délinquant par un système aveugle qui broie les êtres plutôt que de leur venir en aide, il passe un grand nombre de ses années de jeunesse derrière les barreaux : après la maison de correction, c'est d’abord la prison du comté, puis le pénitencier de Saint-Quentin, où il retrouve son pote Billy, ce qui nous vaut une peinture hyper réaliste et sans tabou de l’univers carcéral.


Plus encore que l’injustice, la précarité, les préjugés sociaux, l’hypocrisie ou la mépris des nantis pour les losers, c’est la solitude qui mine ces largués de la vie, ceux que la chance a laissé au bord du chemin et qui n’ont généralement connu de la part de leurs semblables que les coups tordus. Quant à cette Amérique qui semble confondre libertés individuelles et ultra-libéralisme, elle broie les plus faibles, enferme les plus précarisés dans des catégories («nègres », «délinquants », « marginaux » …) qui leur laissent peu de chance de s’épanouir. Il y a pas mal de fatalisme dans ce roman qui montre l’envers du décor d’un modèle social dans lequel les rêves sont souvent amenés à se fracasser.


L’abandon, l’isolement, la méfiance, c’est tout ce que ses géniteurs ont laissé à Jack en héritage. Quand on a si peu reçu, il est difficile de donner. C’est pourquoi la solitude sera sa compagne la plus fidèle, même si Billy lui fera connaître dans des circonstances tragiques la magnifique expérience du don de soi, même si l’amour viendra malgré tout frapper un temps à sa porte. Un récit d’apprentissage à la dure qui met en scène une génération perdue à l’existence chaotique, dans une langue populaire, âpre, emplie de révolte mais non dénuée de tendresse. Paru en 1966, Sale temps pour les braves est considéré comme un roman culte aux Etats-Unis. Inexplicablement, l'ouvrage a dû attendre plus de 45 ans avant d'être enfin traduit en français en 2012. Un grand roman qui n'a sans doute pas sur le site l'audience qu'il mérite et que j’avais vraiment à cœur, cher lecteur, de te faire découvrir.

No_Hell
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le 4 oct. 2018

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No_Hell

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