Premier roman de Geneviève Damas (Luc Wilquin en 2011), Si tu passes la rivière est tramé d’une écriture qui passe ou casse. Certains la trouveront touchante, bouleversante, révélatrice de l’âme profonde d’un niais de 17 ans, illettré mais amoureux de ses cochons. D’autre n’y verront qu’un processus de production connu et répété qui place un fada au milieu d’un monde de brutes pour mieux révéler la transformation sublimée d’un affreux vilain petit canard en un majestueux cygne blanc dont la pureté d’âme est enfin révélée au grand jour.
François, Fifi est ce gamin illettré qui vit sous la coupe d’un père autoritaire, taiseux et violent. Ses deux frères aînés ne valent guère mieux et se réjouissent que la rancœur du père, après le départ de sa femme, trouve en Fifi le punching-ball mental et physique qui les libèrent de la colère du père. Il y a bien eu l’aînée, Maryse, celle qui l’a élevé, aimé, poussé à vivre. Mais, elle a fichu le camp. Elle aussi, un jour a passé la rivière. D’où la colère du père et sa menace « Si tu passes la rivière » que François ne comprend pas. En fait, il ne comprend pas grand-chose à cette famille. Il en est mais se sent différent. Il n’a rien de commun, plus rien de commun avec eux depuis le départ de Maryse.
Le cadre où se déroule le récit est limité. Un village, non situé, à une époque qui ne l’est pas plus si ce n’est qu’elle est d’avant et même, à la pénibilité des tâches fermières, d’avant l’avant. Si le lecteur zoome davantage, il ne verra plus qu’une ferme faite de bric et de broc où résonne les rots colériques du père et le silence des autres. La, derrière, le fond de la cour donne sur les quatre rues d’un village, rues qui ne vont nulle part et surtout pas de l’autre côté. Pour cela il faut, sous la menace, passer la rivière. Mais pourquoi le ferait-on, il n’y a rien qu’un vieux bâtiment rongé par le feu et depuis longtemps noirci par le temps de l’abandon.
Et tout le roman de se dérouler en huis clos, oppressant parfois, tendre et subtil aussi comme quand Roger, le curé du village, apprends à François toutes les lettres. Car quand tu as les lettres, alors tu peux trouver les mots et avec les mots, tu comprends l’histoire. Tu sais même y revenir et la relire pour trouver ce que tu cherches, qui tu es.
On le sent, la construction du roman emprunte une bonne part de son architecture au théâtre avec ses unités de temps, d’espaces et un nombre réduit de personnages. Le théâtre suggère, prend des chemins de traverse, coupe au court et ne se préoccupe pas trop des invraisemblances. Le théâtre est action, le roman aussi ! Geneviève Damas, avec son puissant passé de comédienne, d’autrice de théâtre et de metteuse en scène se sent dans son récit comme un poisson dans l’eau. C’est touchant, captivant, vivant. Le lecteur assiste à la naissance d’un homme, dans toute sa fragilité, avec toute la force des sentiments nobles qui l’ont accompagné sur ses chemins de souffrances, de croissance et de quête de la vérité.
Un beau roman. Si le lecteur accepte les conventions tacites de l’écriture et qu’il entre dans le jeu dès la première page tournée, il ne pourra que comprendre et approuver le jury qui a décerné le Prix Victor Rossel 2011 à cette autrice belge qui mérite d’être connue dans le monde théâtral et en dehors.
Lecture faite dans le cadre du défi littéraire 2020 de Madame-lit.

François_CONSTANT
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le 27 avr. 2020

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