De notre envoyé spécial chez les morts (et chez les vivants)

Dans les épopées, une descente aux Enfers (et son récit) s’appelle une catabase. Or, il paraît difficile de qualifier de catabases les cinq reportages infernaux constitués par les Songes et Discours. D’une part, parce que ces explorations s’y font sous forme de songes ou de possession, d’autre part parce que ce serait tout de même bien pompeux : on est plus avec Tirso de Molina qu’avec Virgile.
Ici, les Enfers sont avant tout l’occasion de parler du monde des vivants. La charge satirique est ce qui donne leur unité à ces Songes et discours – ailleurs il est question de « traités ». Les femmes, les gens de droit, les artisans, les commerçants, les cochers, la police : tout le monde en prend pour son grade, y compris les libraires, le « lecteur inconnu et ingrat » (« S’il [ce discours] te paraît long, un geste suffit : prends l’enfer qui te convient et tais-toi », p. 70) et Quevedo lui-même – attention, citation en apnée : « D’autres encore ne savent rien et disent qu’ils ne savent rien parce qu’ils croient savoir une parcelle de vérité, mais la vérité est qu’ils ne savent rien, et ceux-là mériteraient que l’on punît leur hypocrisie en ajoutant foi à leurs paroles. Il y en a d’autres – les pires –, parmi lesquels je figure, qui ne savent rien, et ne veulent rien savoir, et sont convaincus que l’on ne peut rien savoir, et disent de tous qu’ils ne savent rien, et dont tous disent qu’ils ne savent rien, et personne ne ment », c’est dans l’avertissement « Au lecteur, tel qu’il plaira à Dieu de me le départir, candide ou perfide, homme de piété ou sans pitié, d’humeur bénigne ou maligne » (p. 126).


Aurait-on donc là quelque chose qui part dans tous les sens ? Pas tout à fait : Quevedo, tâteur intermittent de paille humide, prend soin de ne pas aller trop loin. Je crois que le caractère onirique de l’ouvrage n’est pas qu’une concession gratuite au motif de la vie comme songe, mais aussi un adoucisseur de censeurs. Et autant je trouve absurde la théorie selon laquelle les systèmes les plus répressifs produisent les meilleures œuvres d’art, autant on ne peut pas nier l’incroyable fantaisie des Songes et Discours.
Le « Songe de la Mort » qui clôt le recueil (et la meilleure partie à mon sens), en particulier l’allégorie de la mort qu’on y trouve, est un modèle du genre : ici la fantaisie ne s’oppose pas à la doxa religieuse de l’Espagne du Siècle d’or, mais la pousse simplement dans ses derniers retranchements.
C’est sans doute ce qui marquera les lecteurs francophones des Sueños y discursos, plus que la virtuosité verbale à laquelle Quevedo est régulièrement associé. Là-dessus, il faut faire confiance à Borges – admirateur et lecteur de l’auteur – et aux traducteurs (Annick Louis et Bernard Tissier) de la seule édition récente à ma connaissance (José Corti). Ceux-ci le savent, qui détournent eux-mêmes les conventions des préfaces de traducteurs : « Avons nous réussi dans notre entreprise ? Répondre que le lecteur en décidera serait hypocrite puisqu’il ne peut, sauf exception, comparer original et traduction » (p. 27).
Cette préface est, du reste, un modèle d’humour et de modestie à la fois.

Alcofribas
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le 8 mai 2020

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