Il est toujours plaisant de voir un homme converser hors des cadres préfabriqués. Jacques Sapir est économiste, il se bat contre la médiocrité ambiante dans les médias en proposant une chose complexe : penser. De nombreux outils importants sont disséminés dans ce livre pour comprendre l'extraordinaire crise totale dans laquelle nous sommes.
Partant de l'état d'urgence décrété par François Hollande après les attentats du 13 Novembre, commence une réflexion sur la souveraineté et la démocratie, qu'il juge indissociable de la laïcité. On passe alors à un cadre plus large qui est celui de l'Union Européenne et un questionnement approfondi sur ce qu'est le droit et ce qui permet de faire société, de faire un peuple. Dans l'état actuel de notre civilisation il nous faut noter que le peuple est toujours un peuple "pour soi" et non pas un peuple "en soi" (distinction hégélienne capitale). Un peuple se construit par lui-même autour de ce qu'il considère être son bien commun, c'est ce que nous appelons politique. J'y reviendrai.


Le soir du 13 Novembre, Hollande ne se rendait pas compte de ce qu'il faisait lorsqu'il décréta l'état d'urgence en France. À cet instant et à cet instant seulement, il venait de dire une parole souveraine : le pays avait récupéré ses frontières et il faisait fi des recommandations de l'UE puisque cette décision a été prise sans concertation avec celle-ci. Sapir n'hésite pas alors à faire intervenir la pensée de Carl Schmitt dans le questionnement ("penser avec Carl Schmitt pour penser contre Carl Schmitt"). Ce juriste allemand proche du parti d'Hitler, duquel il s'écarta par la suite, a développé une théorie du droit et de la politique qui demeure importante. Face à la démocratie-libérale parlementaire qu'il abhorre Schmitt produit une pensée du droit dans laquelle la composante décisionnelle subjective s'oppose à l'amoncellement impersonnel des lois :



Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle. C. Schmitt



Celui qui décide de la priorité du moment, celui là seul est souverain. Dans une communauté politique il existe en effet des gradations dans l'importance des sujets qui parcours le groupe. Décider ce dont on doit se charger en premier, voilà qui installe une hiérarchie dans les actes à suivre.
Ce que Sapir reprend de Schmitt c'est aussi toute son interrogation sur les questions de légalité et de légitimité, questions inséparables aussi bien en politique qu'en droit. La légalité c'est la loi écrite, l'ordre de la loi nécessaire à la vie en société. Il ne faut pas confondre la loi et la constitution : la constitution est le texte fondateur qui permet qu'il existe du droit, de la loi. Elle l'institue. Il n'y a qu'une communauté politique souveraine qui puisse écrire une constitution. Cette notion de légalité est aujourd'hui empreinte de la démesure la plus folle. Combien de lois écrites chaque jour ? Combien de protocoles et de réglementations nous parviennent de l'UE ? Jusqu'à quand la machine administrative va-t'elle continuer à grossir sans cesse ? Ce principe de légalité est essentiel aux marchés financiers, c'est par elle qu'ils pourront bientôt attaquer les Etats européens avec la future mise en place du traité de libre échange transatlantique (TAFTA).
Mais ces lois qui peut les édicter ? Autrement dit : qui leur donne une légitimité ? On voit bien où se situe le problème, il n'y a que le peuple qui institue une légitimité - voir Rousseau sur ce sujet - et la séparation entre légalité et légitimité est actuellement flagrante. L'UE en est un exemple parfait, ses institutions faites de techniciens (le parlement européen n'étant qu'un organe de validation de décisions prises ailleurs), comme la BCE ou la commission européenne, sont des monstres de légalité. Ils produisent de la loi et des réglementations sans cesse plus astreignantes pour les pays membres, mais quelle légitimité ont-ils à le faire ? Jamais personne n'a voté pour eux, ils se sont auto-proclamés ce droit. Le légal vient donc s'appliquer sans aucune légitimité aux états et aux peuples souverains. Souvenez-vous du résultat du référendum de 2005 en France concernant la ratification de la constitution pour l'Europe qui fut ignoré, et du peuple irlandais qui a voté une seconde fois en 2009 après le rejet de 2008 puisque leur choix ne convenait pas aux instances de l'Union. Au plus fort de la crise grecque et de l'euro en 2015 un Jean-Claude Juncker, président de la commission européenne, peut ainsi se permettre des déclarations ahurissantes qu'il est toujours bon de rappeler. Quelle est sa légitimité ? Aucune. Pourquoi s'arroge-t'il le droit de mépriser le peuple grec ? Il pense que le pouvoir d'édicter des règles le lui permet. Pourtant cette légalité dissociée de toute légitimité est un fantôme qui l'emportera un jour ou l'autre. On reconnait ici une analogie avec la différenciation politique majeure des romains entre Auctoritas, l'autorité de dire la loi, et Potestas, le pouvoir de la faire appliquer, tous les deux au fondement de la politique de cette époque. Ceci démontre tout le poids de la force symbolique du politique, celui que Hollande ne peut représenter à partir du moment où il proclame être un "président normal". Car qu'y a-t'il de normal dans l'exercice du pouvoir ? Néanmoins Hollande n'est que l'éphémère manifestation de la prise de pouvoir des techniciens-experts-gérants sur la politique depuis quelques décennies. Les experts qui avancent avec le masque de la scientificité ont le vent en poupe à notre époque positiviste par excellence.
Poursuivons. Chez Schmitt le droit est garantie en dernière instance par Dieu, le juriste allemand ne peut se défaire ni de son catholicisme ni de son anti-démocratisme. Il faut alors revenir à la laïcité et à la démocratie.


Sapir est fortement influencé par Jean Bodin, économiste, philosophe, jurisconsulte et théoricien politique du XVIe. Après les massacres de la Saint-Barthélémy il publie ses "Six livres de la République" dans lesquels il développe la notion de chose publique (Res Publica) ainsi que celle de souveraineté séparée de la puissance omnipotente royale. Je me concentrerai ici sur l'"Heptaplomeres", ouvrage posthume qui poursuit les idées des six livres et dont la dénomination savoureuse me plait beaucoup. Jugez plutôt : "Colloquium heptaplomeres ou Colloque entre sept savants qui sont de différents sentiments des secrets cachés des choses relevées".
Je cite Sapir :



De quoi s'agit-il donc ? Bodin imagine que sept personnages, qui tous pratiquent la médecine et qui professent tous une foi différente, sont réunis dans un château. Chacun leur tour, ils prennent la parole et cherchent à convaincre les six autres. Naturellement c'est à chaque fois un échec, et pour une raison simple : la foi n'est pas affaire de raison. Quand le septième de ces personnages a parlé se pose alors une question redoutable : que vont-ils faire ? La réponse est éclairante à deux titres. Ils décident de ne plus parler entre eux de religion, autrement dit celle-ci est exclue du débat public et devient une "affaire privée", même si, par courtoisie, ils s'engagent tous à aller aux célébrations des uns et des autres. Ils décident en outre d’œuvrer en commun "pour le bien des hommes". p. 137



La réponse de Bodin se formule ainsi : personne ne retourne dans sa communauté religieuse première mais chacun oeuvre avec les autres à la création d'un espace de liberté commun où la circulation de la parole est possible. Ils créent donc une zone de délimitation commune basée sur un invariant, on ne parle pas de religion dans la sphère publique afin de ne pas neutraliser la discussion puisque aucun terrain d'entente n'y est possible.
On le voit, la coupure entre espace public et privé vient de loin au sein de notre civilisation, et ceux par trop obnubilés par la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat de 1905 ont la mémoire courte. La tentative par Bodin de créer une Chose Publique (une République) témoigne de la violence qui a ébranlée la société d’en temps avec ses guerres de religions. Il existe des choses communes plus essentielles que la religion, des espaces à maintenir pour que la vie en communauté soit tenable. Comment donc contourner l'individualisme moderne (car nous ne retrouverons jamais l'époque des grecques anciens où tout était commun pour les citoyens) ? Voilà la question que pose Bodin avec des siècles d'avance.


Ce qui est particulièrement prenant dans la pensée que développe Sapir, et qu'il reprend à Bodin, c'est l'idée d'une construction procédurale de la chose commune. La Res Publica n'est jamais donnée d'avance, elle est une construction liée à la réunion des gens du peuple qui parle entre eux et qui définisse, dès lors qu'ils échangent, les contours de ce qu'ils doivent préserver ou modifier. Au contraire des politiques d'aujourd'hui qui parlent de l’intérêt général (au passage je lui préfère largement la notion de chose commune) sans jamais le définir parce qu'ils ne savent tout simplement pas ce qu'il pourrait bien être, ou qu'il ne s'agit que de leur intérêt comme petite classe possédante asservie à la grand finance mondiale. La chose commune se définie dans l'échange de parole d'individus libres qui choisissent de confrontés leurs idées pour définir ensemble une politique à mener. En ce sens elle ne peut surgir qu'au sein de la démocratie en tant qu'elle est le seul espace où la pluralité des opinions surgissant de manière conflictuelle est régulée par la décision commune. Nous retrouvons ici notre histoire de légitimité.
Voilà pourquoi un Etat ne peut-être que laïc selon lui. Cela est en effet de première nécessité.
Qui plus est, la nature foncièrement hétérogène de la démocratie comme lieu d'affrontement des conflits sur la place publique, vaccine contre toute utopie : l'homme est pour ainsi dire condamné à la lutte des classes, l'avenir radieux d'une société sans classe décrite par Marx n'adviendra jamais, tout comme n'importe quelle forme d'homogénéité prôné par les partisans d'une paix totale.



Toute l'Histoire n'est que l'histoire de la lutte des classes. K. Marx



Argument impossible à ne pas prendre en compte.


Je me suis beaucoup arrêté ici sur l'aspect politique mais Sapir parle aussi énormément d'économie. Il reprend le libéralisme d'un Adam Smith, le fait remonter plus loin à ces origines, développe de nombreux passage sur Hayek et sur l'économie en régime capitaliste global. Des sujets qu'il maîtrise sur le bout des doigts. Il a aussi une approche du droit que l'on voit peu chez les intellectuels actuels. Le modèle du contrat qui régente les relations entre les individus est méthodiquement décomposé pour en faire surgir l'hypocrisie là où on croit y voir la réciprocité et l'égalité des deux partis. Ce faisant, une donnée anthropologique majeure resurgit : c'est la société qui fait l'individu et non l'inverse. Historiquement les hommes ne sont pas des monades qui ont un jour décidé de vivre en société pour assouvir leurs intérêts personnels ou parce qu'ils y voyaient une commodité et un luxe plus grand (fantasme libéral-libertaire). Ils naissent dans un déjà-là et ce déjà-là leur donne une forme, forme qui chemine à travers la société et qui rétroactivement se distille en elle et la modifie. On appelle ça un rapport dialectique.
Concernant les points noirs du bouquin :
- Jamais il ne définit réellement ce qu'il entend par "démocratie". Le gouvernement représentatif dans lequel nous sommes actuellement est-il une démocratie pour lui ? J'aurai tendance à penser que oui puisque la fin de son bouquin est assez décevante à ce point de vue : il en appelle à une explosion des partis politiques, tous dominés par le libéralisme et l'européanisme bêta, pour une nouvelle construction d'autres partis. Sur ce point je conseille la lecture salutaire de Simone Weil dans sa Note sur la suppression générale des partis politiques.
- En économiste il n'arrive pas à sortir de son paradigme qui veut faire de l'économie une science. Bien que fustigeant les apôtres du naturalisme qui voit avec les libéraux une auto-régulation des marchés financiers il ne peut s'empêcher de tout vouloir prouver scientifiquement. Ce faisant il nie malgré lui, et même s'il l'évoque, la part de l'homme qui échappe à tout calcul et à toute rationalité chère à ceux parlant en terme "d’intérêt des agents".


Enfin pour finir, deux rappels fondamentaux de l'auteur.


1) Un texte d'Andras Jakab réfutant les idées de Bodin et de Rousseau et qui justifie la construction de l'UE. Le titre est éloquent : "La neutralisation de la question de la souveraineté. Stratégies de compromis dans l’argumentation constitutionnelle sur le concept de souveraineté pour l’intégration européenne". Connu par la plupart des élites défenseurs de la superstructure aliénante.


2) L'article 23 de la Déclaration des droits de l'homme du 24 Juin 1793 source :



La garantie sociale consiste dans l'action de tous, pour assurer à chacun la jouissance et la conservation de ses droits ; cette garantie repose sur la souveraineté nationale.



Chacun est responsable de ses actes devant tous et la déclaration va au bout de l'idée dans l'article 27 :



Que tout individu qui usurperait la souveraineté soit à l'instant mis à mort par les hommes libres.


Valmy
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Lire en 2016

Créée

le 1 mars 2016

Critique lue 567 fois

9 j'aime

13 commentaires

Valmy

Écrit par

Critique lue 567 fois

9
13

Du même critique

In the Mood for Love
Valmy
10

Critique de In the Mood for Love par Valmy

In the Mood for Love (2000) de Wong Kar Wai... Le réalisateur revenait alors avec deux acteurs qu'il affectionne tout particulièrement : Tony Leung Chiu-wai (Nos années sauvages, Chungking Express,...

le 13 juil. 2011

36 j'aime

12

Entre elle & lui : Kareshi Kanojo no Jijyo
Valmy
9

Critique de Entre elle & lui : Kareshi Kanojo no Jijyo par Valmy

"Comment suis-je aux yeux des autres?" Attention quasi chef-d'œuvre. Kare Kano est un shôjo produit par la Gainax en 1998 et réalisé par Hideaki Anno, ce qui aura une très grande importance pour la...

le 12 juil. 2011

32 j'aime

19