Ubik
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Ubik

livre de Philip K. Dick (1969)

Les ravages de la pensée de Platon ou Ubik comme essence divine.

Ubik est sans doute un chef d'oeuvre de la science-fiction. J'ose le dire avec beaucoup de réserves car comme beaucoup de ses nombreux lecteurs, il est en réalité une des premières œuvres de science fiction que j'ai lu, et donc je le critique avec toute la modestie d'un néophyte. Notre génération est bombardée en permanence de romans fantastiques ou de fantasy ou encore d'une forme de science fiction un peu facile et bas de gamme. Cependant, je n'avais jamais eu connaissance auparavant d'une science-fiction aussi politique et aussi philosophique (voire métaphysique). Philip K. Dick semble être un des grands maîtres dans ce domaine, et je conçois de lire à l'avenir encore de nombreux livres de cet auteur. Dans ce roman, le lecteur est plongé dans le futur envisagé du monde des années 1960, c'est-à-dire en 1990, dans un monde ultra-capitaliste poussé à son plus haut niveau : des oligopoles sans nom, une monde sans gratuité, sans Etat, sans service public et sans compassion. Ces grandes entreprises, entre celles qui défendent les télépathes et les précognitifs et celles qui tendent à les combattre, se livrent une véritable guerre froide, sur fond de mutations technologiques de robots dits homéostatiques qui font tout ce que jadis les humains faisaient. La conquête spatiale est également en marche, et là encore, une entreprise monopolistique détient tous les droits de transport. Glen Runciter, chef d'entreprise anti-téléphathe, engage des hommes et des femmes doués de pouvoirs, à l'aide de son fidèle compagnon Joe Ship, pour annuler les pouvoirs des télépathes engagés par Hollis, afin d'équilibrer le monde humain (évidemment une métaphore de la Guerre Froide) à grand renfort de spots publicitaires, de projets et d'argent. Ce monde qui semble être la puissance même du notre d'une certaine manière est la première partie du roman, qui dans une deuxième, passe de la satire politique à un véritable imbroglio quantique et philosophique, fondé sur la "semi-vie", état de mort où la conscience est sauvegardée et exploitée pour pouvoir communiquer avec les vivants dans des grands cercueils cryogénisés. Après un piège et un attentat perpétré contre les anti-télépathes, les protagonistes se retrouvent coincés dans une dimension étrange, de semi-vie, d'un continuum temporel inversé et de stupeur la plus totale. Evidemment, ce livre est dérangeant mais fascinant, prototype même d'une véritable littérature expérimentale.


Le livre est d'abord politique et l'on y découvre une véritable critique du monde capitaliste et libéral qui en s'affranchissant de l'Etat et du bien commun, mettent aux prises en réalité de grands magnats ayant construit des empires. Le monde n'est plus gratuit et même les portes ne s'ouvrent pas sans qu'on n'y insère de l'argent. A ceux qui se révoltent que l'on doive payer l'accès aux toilettes et même l'eau, ainsi que bientôt l'air, ce livre représente l'aboutissement du monde dans lequel nous vivons. Qu'il s'agisse de la compassion, de religion ou encore de social, ce monde en est totalement dénué. Au-delà de l'anti-capitalisme, ce livre est une véritable déflagration contre la conception métaphysique abstraite qui est la nôtre, selon laquelle l'âme se distingue du corps, l'idée se distingue de la chose qu'elle représente et c'est Platon lui-même (qui a inspiré le christianisme, l'Islam et toutes les idéologie de notre temps in extenso) qui se retrouve être la cible de cette violente critique de la part de l'auteur. En effet, les protagonistes et le lecteur se retrouvent face à la somme toute très classique question du : si je pense, c'est que je suis, mais est ce que tout ce que mes sens perçoivent est la réalité ? Ces questions, que Descartes a pensé et d'autres philosophes classiques après lui, nient la matérialité du monde, son atomicité et même sa quantification. Ainsi, tout peut être faux,: le monde dans lequel nous vivons, nos perceptions et nos sensations. A partir de là, toutes les théories du complot se retrouvent possibles, et toutes les situations les plus folles (d'ailleurs le livre nous le montre brillamment) dans laquelle tous nos mondes se retrouvent être des escroqueries, des illusions ou des chimères sont envisageables. Philip K Dick lui-même applique la théorie platonicienne aux objets qui évoluent dans le temps inverse, et parle de cette conception si erronée du monde qui pourtant a influencé toutes les bêtises de nos philosophies. Ubik est ici une forme de Demiurge, de Dieu, ou d'atome unique qui modèle la cire descartienne à l'infini.Le cliffhanger final lui même est un pied de nez au lecteur et, s'il peut donner le vertige, en réalité, dirige le projecteur sur l'absurdité sans nom de sa conception du monde. Ubik me paraît être un plaidoyer fondamental pour une République sociale et matérialiste.


La forme est en fait un peu plus maladroite que le fond, bien que finalement très abordable. Philip K Dick lui-même dit que ce roman a un succès qui le surprend et qu'il n'avait eu l'ambition que d'un de ses premiers romans, presque des plus immatures. Evidemment, la structure du roman qui mêle deux parties critiquant deux sujets ontologiquement différents a de quoi déstabiliser, d'autant plus que l'auteur ne s'embarrasse pas de détails à la Franz Herbert. En fait, le style est presque réduit à néant tant c'est l'histoire même qui est au centre du jeu, et cette tradition si anglo-saxonne correspond parfaitement à ce genre fascinant. Il y a une forme de déstructuration dans la structure qui remplit la fonction même du style : un fond déstructuré représenté par une forme déstructurée. La place prépondérante des dialogues est importante et rend au lecteur une certaine exaltation qui lui permet de se mettre au diapason des protagonistes qui l'accompagnent dans cette hallucination littéraire. Ubik, qui vient de Ubique en latin, c'est-à-dire "partout", envahit notre esprit et nous plonge dans un monde transcendantal où partout, peu à peu, n'arrive à signifier que le nul part : un monde où le chaos a à voir avec le néant.

PaulStaes
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le 12 mars 2018

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Paul Staes

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