Une bande d’enfants sauvages sème le chaos dans une ville tropicale.

Le narrateur d’Une République lumineuse, jeune fonctionnaire des services sociaux qui travaille à l’intégration des communautés indigènes, fraîchement promu et marié, arrive dans la ville de San Cristobál avec sa femme et la fille de celle-ci pour y prendre le poste de directeur des services sociaux.


Ville à l’ambiance humide et étouffante située au bord du Río Eré, fleuve de quatre kilomètres de large, et d’une forêt impénétrable, San Cristobál pourrait être argentine ou brésilienne si elle n’était imaginaire. La routine de cette ville provinciale de deux cent mille habitants va se dérégler avec l’arrivée d’un groupe de trente-deux enfants âgés aux origines inconnues, s’exprimant dans une langue incompréhensible. Leur comportement indomptable va rapidement devenir dangereux. Et pourtant la violence de ces enfants âgés de neuf à treize ans, bientôt meurtrière, apparaît comme naturelle, loin de la sauvagerie froide des enfants chez J. G. Ballard, et leur bande sans hiérarchie ni morale semble guidée avant tout par le plaisir instinctif de vivre et de jouer.


Enfants volés, enfants évadés ? Certains affirment qu’ils ont « surgi » du fleuve ; ils apparaissent et disparaissent avec la rapidité d’un vol d’étourneaux. L’épaisseur insondable de la forêt et le flux incontrôlable du Río Eré sont aussi la métaphore d’un sens qui échappe, celui des agissements des enfants.


« Les discours sont une chose, les faits en sont une autre. Deux jours plus tard, j’ai assisté à la première des nombreuses agressions. J’étais sorti me promener avec Maia et nous les avons rencontrés en traversant le petit parc de la colline. Ils étaient six, la plus âgée devait avoir une douzaine d’années. Assis à côté d’elle sur un banc, deux garçons qui se ressemblaient, peut-être des jumeaux, de dix ou onze ans, et deux filles assises par terre qui paraissaient jouer à tuer des fourmis. Tous avaient cette saleté qu’ont parfois les enfants indigents des grandes villes. La même attitude aussi. Ils semblaient distraits, mais en réalité ils étaient aux aguets. Je me souviens que l’aînée portait une robe ocre brodée de dessins sur la poitrine – des arbres ou des fleurs – et qu’elle me jeta un regard méprisant.
À une trentaine de mètres, une femme d’une cinquantaine d’années traversait le parc avec des sacs à provisions. Un instant tout parut immobile. Je me rendis compte que Maia et moi tentions d’affronter mentalement la sensation que quelque chose d’inévitable allait se produire. L’aînée des filles se leva. Malgré sa tenue dépenaillée, elle avait une espèce de fluidité féline et cette grâce que le corps ne dégage qu’avant l’adolescence. Elle fit signe aux enfants autour d’elle et, sans un mot, ils s’approchèrent rapidement de la femme. »


Écartelés entre leur perception de l’innocence de l’enfance et la sauvagerie grandissante des actes, la familiarité et l’étrangeté cohabitant chez les membres de cette bande qui finit par influer sur le comportement de leurs propres enfants, les adultes de San Cristobál sont hésitants, paralysés ou bien tentés immédiatement de recourir à la force pour rétablir l’ordre – raisonnements et éthique des adultes qui interrogent souterrainement le mythe de l’innocence des enfants comme l’ambiguïté des réactions face à la violence dans nos sociétés.


La forêt épaisse qui borde la ville apparaît comme le lieu du cauchemar des origines où s’engendrent les monstres. L’atmosphère inquiétante de puissance végétale et aquatique qui entoure San Cristobál, familière aux lecteurs de Wilson Harris ou de Juan José Saer, la narration a posteriori puisque les faits évoqués par le narrateur se sont déroulés vingt-deux ans auparavant, en 1993, établissent d’emblée un rapport de mystère et d’incompréhension, d’une histoire qui ne pourra être saisie que de manière parcellaire par le narrateur et par le lecteur. Ce mystère est accentué par la forme du récit, où les rumeurs et les faits précis – date des faits de mendicité infantile et des premières agressions commises par les enfants, de l’attaque du supermarché Dakota, références détaillées aux articles, essais et films consacrés ultérieurement à cette histoire – semblent se heurter au mur des gestes et des mots indéchiffrables de la bande des trente-deux.


« Une des choses les plus tragiques des agressions est qu’elles ont laissé très peu de traces acoustiques. On peut entendre les voix dans quelques enregistrements de l’attaque du supermarché Dakota. On dirait des trilles d’oiseaux inintelligibles, comme le bourdonnement dans la forêt, mais il suffit de fermer les yeux pour percevoir que la musique de leurs échanges compose ce qui pourrait être la conversation d’enfants ordinaires : la cadence des exclamations succède à celle des plaintes, les affirmations catégoriques aux acclamations, les questions alambiquées aux réponses. Et la joie, comme si ces enfants avaient trouvé un secret de la joie qu’ils avaient du mal à trouver chez les enfants normaux. En écoutant ces rires, on a la sensation que le monde a été compensé par quelque chose, juste par la vertu de ce son. Mais nous ne comprenions pas un seul mot. »


La fin tragique de ce roman symbolique et déstabilisant publié en 2017, le septième livre de l’écrivain madrilène traduit en français par François Gaudry, à paraître prochainement chez Christian Bourgois éditeur, laisse une trace profonde, comme une fable sous tension dont l’écho contemporain résonnera longtemps chez la lectrice et le lecteur.


Retrouvez cette note de lecture et beaucoup d'autres sur le blog de la librairie Charybde :
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MarianneL
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le 5 avr. 2020

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