Zofloya or The Moor, archétype du roman gothique, est une oeuvre déroutante. Extrêmement bien écrite, dans un anglais châtié, élégant, fluide mais complexe tout à la fois, elle séduit tout autant que la grossièreté régulière du procédé agace.
Car si la forme est absolument irréprochable, parfaite pour perfectionner son anglais, pour observer la souplesse et la beauté d'une langue parfois trop simplement réduite à ses fonctionnalités de communication internationale, le fond ne se soustrait pas à une certaine lourdeur. Dacre avance, avec ses gros sabots, pour nous faire la genèse de la chute en enfer de Victoria, notre démoniaque héroïne habitée par la folie destructrice, la sauvage passion amoureuse, l'arrogance sous sa forme la plus achevée et terrifiante. C'est définitivement peu subtil dans la démarche, parce qu'on sait parfaitement où on va, même en ignorant la teneur concrète des événements à venir - on va vers la damnation, sans plus de questions, Victoria saute les deux pieds dans le plat brûlé concocté par le Diable en personne. Et que je te tartine de prolepses, d'allusions à l'étrangeté et à la fascination malsaine qui émane du Maure (on notera que le Diable est un Maure. Racisme ? Meuh nooooon voyoooons.), de l'infamie où tombe la vilaine Victoria sur le mauvais exemple de sa vilaine mère qui a vilainement abandonné ses pauvres enfants... Et des tonnes, des tonnes, au cas où on n'aurait pas compris que vraiment Victoria est un monstre et que rencontrer le Maure n'a pas aidé à lui faire trouver le repentir.
L'histoire ne laisse pas pourtant d'être intéressante. Il y a de l'action, des aventures un peu rocambolesques, des meurtres, des gens enfermés nus dans des cavernes, des bandits de grand chemin, des fuites de châteaux perdus dans la campagne... Le récit est prenant, mais tout lecteur sain d'esprit ne peut s'empêcher de trouver les personnages manichéens, simplistes, voire complètement idiots, à l'exception peut-être du seul Leonardo, seul personnage à sortir un peu du lot par son ambivalence. Il est le seul à n'être pas totalement aveuglé par ses passions, à réfléchir un tant soit peu, à mêler orgueil et humilité, exigence et mansuétude, soif de revanche et intégrité. Le seul problème, c'est qu'on ne le voit que dans quelques chapitres, que le dialogue avec sa soeur Victoria est avorté (alors qu'il eût pu être vraiment très intéressant et soulever des problèmes théologiques majeurs) à cause du rire dédaigneux de celle-ci, et qu'à force d'insister sur la personnalité ambivalente de Leonardo, Dacre nous pompe un peu l'air et lasse finalement autant le lecteur que si le personnage était manichéen. On ne va donc pas assez en profondeur, la psychologie est survolée, et c'est bien dommage, il y avait matière à mettre de manière lumineuse en opposition les personnalités opposées et complémentaires tout à la fois de Leonardo et Victoria.

La structure de l'oeuvre est, elle aussi, des plus déroutantes. On s'attend à suivre l'histoire de Victoria, mais l'histoire de Victoria n'arrive que bien après l'histoire des amours de Laurina, sa mère, avec le méchant et pervers Ardolph qui lui fait oublier tout le reste. Et puis quand on en vient à Victoria, tout à coup au beau milieu un interlude sur Leonardo, sorti de nulle part, qui n'a pas un grand intérêt et qui est tellement distant de la fin de l'oeuvre où le frère et la soeur se retrouvent qu'on est totalement perdu. (Bon, j'ai mis un peu de temps à lire le bouquin, j'étais en pleins partiels et en plein sentimentalisme, donc j'ai pas tout bien suivi non plus, mais quand même.) Manque de tenue, manque d'unité réelle, ainsi on s'intéresse à un personnage pour un temps et pouf ! oublié, avant sa réapparition une centaine de pages plus loin et un vide temporel, scénaristique, entre les deux. Dommage. Cette structure un peu vacillante a pourtant le mérite d'être originale et de se vouloir éclairante sur la formation du diabolisme de Victoria. Ça tangue un peu mais ça surprend, on ne sait pas quelles sont les péripéties à venir, et on est donc facilement intéressé voire happé par la succession des événements. Dacre a un sens certain du suspense. (Oui je radote. Je sais.)
Et Zofloya, dans tout ça, il est où ? Ben il arrive tard, mais il arrive bien. C'est un être fascinant, l'intérêt du personnage réside sans doute, non pas dans l'implicite magie infernale qui le caractérise, mais dans la tension sexuelle évidente et réelle entre lui et Victoria. Zofloya n'est pas simplement le Diable, Zofloya est l'érotisme, la sensualité, la beauté pour laquelle on se damnerait, qui éveille le désir (vaguement nié) en Victoria, qui pour la première et seule fois de sa vie est dominée, débordée par une émotion inconnue (on pourrait d'ailleurs faire une théorie du désir à partir de la relation mystique de Victoria et Zofloya, basée sur des rapports de force, etc). Il y a par conséquent du lourd, ici. Bémols : encore une fois Dacre en fait des tonnes et on sature des phrases du genre "Victoria ressentait la supériorité écrasante du Maure" ou "Elle se taisait, effrayée et fascinée par la splendeur du Maure". ON A COMPRIS OH. Et puis la fin gâche tout avec son imaginaire traditionnel du démon très kitsch, l'apparition d'un ange, la transformation de Zofloya en monstre, enfin bon tout ça est un peu grossier.

Pourquoi 6, tout de même, outre à cause de ma légendaire générosité notationnelle ? Parce que même si le tout est un peu caricatural, on voit qu'il y a de belles possibilités en creux, un mélange de "grosses ficelles" et d'originalité, d'élégance. "The haughty Victoria" est insupportable, archétypale, mais cette vision de la figure féminine ne laisse pas d'être intéressante, d'interpeller, dans la conception de la toute-puissance de la femme sur le monde, sur l'homme, et elle parvient même à avoir une emprise (toute relative) sur le Diable. Pas mal la fille. Des points en plus pour l'érotisme, pour l'écriture, pour les rebondissements, pour le plaisir indéniable de la lecture. Pour les points communs avec The Monk, de Lewis, aussi (cf. ma critique à ce sujet).

NB : je n'insiste pas sur les problèmes raciaux et les problèmes féministes que soulève l'oeuvre, et sur les controverses suscitées par le roman de Dacre. Wikipédia est là pour ça : http://en.wikipedia.org/wiki/Zofloya - mais il y a matière à faire de nombreuses études sociologiques passionnantes. Vous pouvez au moins lire le livre pour cela.
Eggdoll

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