Une épopée américaine
Il est des romans gigantesques. Non pas tant par leur nombre de pages, mais pas l'immensité des thèmes abordés. A l'Est d'Eden n'est pas exceptionnellement long. Il ne fait que la moitié des...
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Il est de ces romans dont on nous parle comme d’une évidence canonique : chef-d’œuvre, fresque biblique, sommet philosophique… Et puis, une fois refermé, le doute. À l’Est d’Eden de Steinbeck appartient à cette catégorie-là : roman monumental, ambitieux, mais qui se délite sous le poids de ses propres intentions.
Très clairement, Steinbeck plaque le mythe de Caïn et Abel sur quatre générations de fermiers et de patriarches frustrés, avec un décorum biblique autour du mal, du choix, de la faute, du libre arbitre. Deux frères que tout oppose, un père froid ou injuste, et cette rancœur qui s’enracine dans l’enfance comme un poison héréditaire. Mais ce que le roman explore surtout, c’est la reproduction d’un schéma, la malédiction familiale qui se transmet de génération en génération. Adam, l’un des premiers frères, aura à son tour deux fils rivaux, prisonniers du même cycle. C’est là, peut-être, la plus grande réussite du livre : ce motif de la blessure transgénérationnelle, presque mythologique.
Mais cette réussite est vite diluée par une structure foisonnante, parfois inutilement bavarde. Le récit s’épuise dans des digressions secondaires, comme la longue parenthèse consacrée à la famille Hamilton, dont les neuf enfants, pourtant détaillés un à un, n’ont qu’un rôle périphérique. Une accumulation qui finit par amoindrir la tension narrative.
Et puis il y a Cathy. On aurait pu tenir là l’un des personnages féminins les plus radicaux de la littérature américaine du XXe siècle. Steinbeck la présente comme une figure démoniaque, amorale, manipulatrice. Une sorte de Lady Macbeth californienne. Mais derrière cette façade, se dessine une figure traumatique beaucoup plus complexe : Cathy a été violée, battue, torturée par son père dès l’enfance. Ce n’est pas un détail. C’est l’origine noire de sa trajectoire destructrice. Une femme façonnée par la violence, enfermée dans la haine, qui brûle la maison familiale pour exister. Cette trame, profondément féministe si on la lit au prisme du trauma, aurait mérité d’être explorée. Mais Steinbeck l’évoque, puis l’abandonne — au profit d’un discours moral plus large, où les personnages deviennent allégories.
Car c’est là, sans doute, la frustration majeure : le roman effleure des vertiges, mais revient toujours à l’allégorie. Steinbeck veut faire grand, veut faire sage. Il installe des dialogues autour de Timshel, du libre arbitre, de la possibilité de choisir le bien. Mais à force de vouloir philosopher, le texte devient pesant, démonstratif, presque satisfait de lui-même. Certaines phrases se rêvent gravées dans le marbre — mais peinent à en mériter le poids.
Oui, le cadre est fort. Cette Californie pionnière, biblique, pleine de poussière et de silences, est hypnotique. Et certains personnages (Adam, Cal, Lee) sont très bien écrits. Mais on sort de cette lecture avec un sentiment d’essoufflement. Le roman promet l’abîme, et s’arrête à l’orée. Trop long, trop bavard, trop lisse. Trop soucieux de “faire sens”.
À côté de la profondeur à vif d’un Martin Eden, de la radicalité du Bruit et la fureur, ou de la chair rugueuse d’un Jim Harrison, Steinbeck semble presque académique.
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Créée
le 2 août 2025
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