Et si par une nuit d'hiver, huit voyageurs ?

Tu revois les cimes enneigées de l'Himalaya, et déjà ton cœur se resserre. Car le froid. Car le vent. Car le manque d'air. Là-haut, on ne s'endort pas. Ton somme pourrait être le dernier.
Tu songes aux dunes harassantes du désert. Ne marche pas la nuit, tu pourrais tourner en rond. Brûle-toi sous le soleil, et ne demeure pas trop longtemps sous ces latitudes. Car la soif. Car le désespoir. Car la mort des mots sur les langues gonflées et asséchées.
Et avant cela, la Sibérie, le piège et la désolation. Tu cours jusqu'à ce que ton cœur saigne, et tu cours encore. Car les chiens à tes trousses, car la peur des geôliers floués.
C'est plus que l'aventure d'une vie. C'est la racine de l'aventure. Et c'est la plus belle des quêtes, c'est la liberté.


Mais ceci n'est pas un récit exalté. Ceci n'est pas un ample conte d'aventures au mot haletant. Ceci n'est pas le pamphlet écœuré de la victime de l'injustice, de la torture, du procès de pacotille, de l'indifférence des bourreaux trompant leur conscience en abandonnant quelques cigarettes au prisonnier, des wagons à bestiaux aux cadavres entassés.
Ceci est une humble description de l'indicible, une discrète évocation de l'espoir dans l'enfer, un rapport administratif de la saloperie humaine, une photo d'illustration des corps humiliés et émaciés, une vision aérienne de la solidarité, un survol de la mort, un témoignage de traces de pas à travers un continent. Économie de mots. Il faut garder son souffle pour toujours marcher.
Parfois, cela devient plus éclatant lors de quelques pages d’infinie gratitude pour les bonnes âmes qui jalonnent la route et qui partagent, et qui orientent, et qui ne se soucient plus des arpenteurs que leur folie pourrait achever, lorsqu'ils se sont quittés.


Économie de sentiments ? Qui sont ces braves évadés qui ne quittent jamais le chemin de la bienveillance sur leurs chemins impitoyables ? N'ont-ils vécu qu'esquisse de désespoir ? N'ont-ils pas pleuré davantage de peur ? Ne se sont-ils jamais retournés de fatigue, en se demandant si la captivité ne valait pas mieux que cette course incertaine ? N'ont-ils jamais songé à cesser de marcher, vraiment ? Un jour en cours de chemin ? Ont-ils vu leur troupe livrer son tribut de morts aux périls de la route sans sombrer avec eux ?


Tout sonne si vrai. Le détail est donné avec parcimonie, et prend ainsi tant d'importance. Détail du vêtement, de la ceinture fantasmée, de la reprise du soulier improvisé, de la toile inventée porteuse d'eau, du bonnet confectionné avec les moyens du bord ; détail du paysage, touffe d'herbe résistant à la neige, toit de bricole du hameau de montagne, ville lointaine autour du lac, ours violoncelliste, serpents alanguis ; détail du corps, œuvre de la faim permanente, vision troublée, jambes gonflées, pieds martyrisés, morsure des poux et de la vermine ; détail de la nourriture, gruau économisé, gibier blessé, herbe régurgitée, miettes planquées au camp et mises en commun.
Tout sonne si vrai qu'on maudit le doute. Les études autour de l’œuvre nous enseignent qu'on ne peut jurer de rien. Ce qui se présente comme une biographie, par sa forme et son fond, résiste difficilement à l'examen historique et géographique.


Pourtant, ces prénoms et noms, ces nationalités ? Alors pourquoi n'ont-ils jamais rien dit, ces compagnons de route, les témoins de la fin, les familles des rescapés ? Pourquoi taire l'aventure ultime, pourquoi ne pas appuyer son chantre qui parait-il entretenait son mystère ?
En a-t-il au moins vécu un bout ? N'a-t-il pas fait le moindre pas hors du goulag ? On parle même de la réappropriation biographique, du vol d'histoire d'un compatriote, une sorte d'Adagio d'Albinoni inversé, une trahison à l'histoire...
Une trahison au lecteur...


Qu'en pense-t-il, Sylvain Tesson ? N'y vit-il que l'appel de la piste, à l'instant de reproduire l'odyssée des évadés ?


Ces doutes ont leur importance, à l'instant de tourner la première page. Au risque de ternir l'identification et l'empathie pour les protagonistes. Car par miracle, la magie opère de toute façon. Comme je l'ai lu quelque part, ça se lit en deux ou trois nuits blanches.


Puis, à l'instant de me souvenir de la rencontrer la plus improbable du livre, au cœur de l'Himalaya, dansant avec le surréaliste (ou le grotesque ?), j'ai songé à la voie la plus naturelle. Quoiqu'il en fût, peut-on blâmer le prisonnier qui rêve ? Car n'est-ce pas uniquement de cela qu'il s'agit en vérité ? Un rêve derrière les barbelés, le fantasme de l'aventure de sa vie au moment de son cauchemar le plus effroyable, la révélation de la bonté d'un proche de ses gardes, l'épreuve fédératrice et inoubliable, les péripéties terribles du chemin, les petits arrangements avec la réalité des choses du désert et la faune des montagnes, la victoire irréaliste ?


Tout est permis, en rêve. Même de dire que tout est vrai.

Oneiro
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le 23 avr. 2019

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Oneiro

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