" Je joue donc à moi seul bien des personnages. Dont nul n'est satisfait."

" Je joue donc à moi seul bien des personnages. Dont nul n'est satisfait."


Shakespeare, Richard II


J'ai eu peur d'avoir perdu la magie John Irving. Cette crainte n'a été heureusement, que de courte durée. À moi seul bien des personnages est tout aussi épique et rocambolesque que Le monde selon Garp ou Une prière pour Owen.


Billy Abbott est né dans les années 1950 d'une mère qui s'occupe seule de lui. De son père, il ne sait que peu de choses, seulement qu'il a beaucoup voyagé et abandonné épouse et fils. Lorsque Bill grandit, qu'il parvient à cette sombre période qu'est l'adolescence, il constate que sa mère devient fuyante, peu aimante. Il faut dire que Bill a d'étranges "erreurs d'aiguillages amoureux" : il a le béguin pour son nouveau beau-père ainsi que pour Madame Frost, la bibliothécaire de la ville.  Bill est bisexuel et en son fort intérieur, ça ne lui pose pas tellement de problème. Mais le jeune homme évolue dans l'Amérique puritaine des années 1950 : l'homosexualité y est considérée comme une maladie qu'il faut soigner, un vice qu'il faut éloigner. Quant à la bisexualité, c'est encore pire.


J'ai eu peur de me perdre dans cette nouvelle lecture pour une seule raison : mon inculture théâtrale. Bill gravite depuis qu'il est jeune, dans le monde du théâtre : sa mère est souffleuse tandis que son beau-père fait office de metteur en scène. Aussi, John Irving raconte et se réfère aux pièces de théâtres jouées avec parfois une analyse très poussée  dont j'aurais bien mieux profité si ma culture théâtrale avait été plus large. Si le théâtre est central dans cette histoire, il n'enlève cependant rien au talent de conteur au long cours de John Irving. Ainsi, Bill traverse-t-il les années 1950 pour atteindre l'ère de la libération sexuelle bientôt assombrie par les terribles années Sida.


Le tout est rocambolesque, édifiant, drôle, immensément triste. J'ai retrouvé avec joie les tics de langage qu'Irving donne toujours à ses personnages : le grand père et ses "baahhh" ou Bill qui ne parvient pas à prononcer "pénis" et qui jusqu'à la fin de sa vie, dira "pénif". J'ai été touchée par l'amitié inébranlable de Bill avec Elaine, les leçons de vie données par l'émouvante Miss Frost, l'apprentissage inlassable d'une seule prise de lutte pour unique défense contre l'homophobie ambiante. J'ai encore appris du Sida, j'ai pris en pleine face son nombre ahurissant de victimes. Mais j'ai été heureuse de prendre du recul sur ma propre époque et de voir comment un homme bisexuel né dans les années 1940, réagissait aux nouveaux codes sexuels des années 2000 : Bill refuse par exemple de dire transgenre, car lui, il est né à l'époque des transsexuels. J'ai aussi appris que l'intolérance s'immisce partout, j'ai appris que la bisexualité était peu respectée des homosexuels. J'ai appris que l'Homme aime que ses semblables procèdent à des choix. Mais Bill est à lui seul bien des personnages, il ne choisira jamais de se vêtir d'un costume permanent et c'est qui donne au roman d'Irving son côté magique.

Dadou-lit
9
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le 14 nov. 2019

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