Instantanés de western, bribes de films vus ici et ailleurs, qui peinent à tisser une histoire. Qu'importe : le récit suinte l'amour du genre. Alessandro petit garçon joue aux cow-boys et aux indiens. Braque une banque de son pistolet mystique, à la tombée du soleil sur Main Street. Suit son père dans la tempête, Stetson et cache-poussière, dévorés par la pluie. Tient en joue une sorcière capable de suspendre le temps. Son Abel amoureux aux femmes se révèle. Et fissure son icône aux précipices de la psychanalyse.
Mon père imprime à son cheval un galop léger, une allure ambiguë. Il parvient à la maintenir à travers les rapides qui déferlent du ciel et les lames qui tailladent les yeux, mais le suivre n'est pas simple entre mon cheval qui n'a pas la même jambe, et moi pas la même tête, je suis un enfant. Une obscurité irréelle s'abat sur nous, les éclairs lacèrent le noir et les coups de tonnerre ont la sécheresse d'un Sharps. Je me couche sur Red car je sens son étrange calme d'animal sauvage, rompu à toute nature hostile, et je veux apprendre de lui, j'en ai le besoin urgent. Il m'est frère, à cet instant, et je lui en suis reconnaissant tandis que je vois mon père s'éloigner de plus en plus, disparaître dans ces murs d'eau puis réapparaître, sur son appaloosa. J'essaie de le suivre, mais la piste s'est alourdie et Red glisse en arrière sur une invisible rampe boueuse. Je lui parle, alors, pour lui expliquer à quel point il est important que nous arrivions maintenant à suivre le fantôme de mon père, malgré l'eau, l'obscurité et la boue, parce que, je précise, notre monde, à nous deux, est un simple fragment dont l'unité ne dépend pas de ma volonté, ou de ma sagesse, mais de la présence de cet homme qui pour quelque temps encore, je ne sais combien, connaît ce que j'ignore, et qui est le rocher sur lequel repose mon imagination pendant que je construis l'homme que je serai. Je le lui explique bien et il se met à mordre le déluge. Je ne le vois plus reparaître, mon père, englouti dans sa chevauchée flottante, éclipsé à mes yeux. Je me perds dans une longue apnée, guettant à nouveau son fantôme, mais le temps s'allonge et il ne se montre pas. Je me mets à hurler, j'ai onze ans. Je galope comme un fou et fixe le noir devant moi, conscient que je suis en train de perdre le bout d'une corde sans laquelle je ne pourrai plus monter à bord, de me noyer dans cette course aveugle et ruisselante. L'eau envahit la toile et le cuir, imprègne les dernières couches et, glacée, atteint la peau. Un éclair déchire le noir, puis le tonnerre explose telle une sentence. Qui me condamne, je le devine, à quelque chose d'horrible, la solitude dans cette tempête, la perte de tout repère. Nous continuons à courir dans une nuit désormais sans issue, comme précipités dans un puits. Et soudain, je découvre le relent fétide de la peur auquel j'avais échappé jusqu'à ce jour, bien qu'ayant grandi sur une terre très rude, peuplée de vertigineuses solitudes et d'étranglements féroces. Il me parvient avec force, telle une lame dans le ventre. Je ne connais pas cette entorse de l'âme, et j'en suis foudroyé. D'instinct je tire les rênes, Red répond à la commande sans comprendre, il se met un peu de travers, lance une ruade, s'arrête, fumant et ruisselant. Je regarde autour de moi, cherche mon pistolet sous les vestes, les lainages, les étoffes putrides. Je fais pivoter mon cheval, suivant l'éternelle tendance qui nous incite à toujours regarder derrière nous. Mais devant et derrière n'existent plus, ces repères disparaissent instantanément alors que je tourne sur moi-même. Chaque direction en vaut une autre, tout se confond. Même le ciel n'est plus suspendu au-dessus de nous. Les vêtements glacés collent à la peau tiède de fatigue, la pluie insiste, obstinée, je perçois soudain un bourdonnement sourd dans mes oreilles, semblant provenir du fond de mon être. Tout paraît plus incertain, et tandis que mon cœur s'emballe je vois la distance entre moi et les choses se dissoudre de manière surnaturelle. Agrippé à l'encolure de Red, je hume son odeur âpre pour me contraindre à rester dans le réel. Car de mon côté, je sens que je l'abandonne.