Ce n'est pas sans hésitation que l'on investit le monument.
D'abord parce que les critiques, les thèses, souvent contradictoires (mais Nietzsche s'offe à la contradiction), sont multiples, parfois magistrales - ainsi des deux ouvrages de Deleuze, tous les deux remarquables, parfaitement complémentaires et d'une lecture aisée, la somme (Nietzsche et la philosophie, 1962) et le génial fascicule de poche (Nietzsche, 1965), tous deux publiés aux P.U.F.;
ensuite parce que le format SC ne se prête pas forcément à ce type de chronique, même si plusieurs entreprises de haute tenue, culturelle et philosophique, y ont bien trouvé leur place.
En fait l'oeuvre de Nietzcshe, et Zarathoustra tout particulièrement, est idéale pour ouvrir, modestement, des perspectives. Elle se défie avant tout des vérités déterminées, du définitif, de l'unité posée une fois pour toutes. Il est essentiel que le lecteur s'en imprègne, et, au sens le plus élémentaire de l'expression, trace sa propre route, ouvre ses propres perspectives. Je m'en tiendrai à cela - à des bribes de ce qui me semble essentiel, et en laissant au maximum la parole à Nietzsche, par éclats.
Et en prenant deux précautions élémentaires,
- éviter la thèse, le pédagogique, l'interminable (je ne sais pas s'y arriverai...), l'étalage de culture et l'abscons - même si le philosophe (comme le mathématicien et le garagiste a droit à son propre langage; cela ne signifie pas cultiver l'obscurité élitiste ou l'imposture),
- en évitant le piège grotesque de la note (!!!) Cela n'a évidemment aucun sens de mettre une note à Nietzshe, à Baudelaire, à Shakespeare, à Mozart ... le pire étant peut-être le 6 ou 7 condescendant ! Grotesque. Ici la note (le 10 n'a pas plus de sens - l'admiration béate ne convenant certes pas à un auteur tel que Nietzsche) n'est présente que parce qu'elle conditionne ... la publication de la critique.

Zarathoustra ne se confond en aucune façon avec le surhomme nietzschéen. ZARATHOUSTRA EST UN PASSEUR (celui qui aide à franchir le pont)
"L'homme est une corde tendue entre la bête et le surhomme."
"Ce que j'aime en l'homme, c'est qu'il est une transition et un déclin".
Zarathoustra est un passeur, un relais - c'est aussi un massacreur; il se confond dans la mythologie nietzschéenne, avec l'image du lion (qui est d'ailleurs retenue comme couverture dans la dernière édition de l'ouvrage). C'est lui qui détruit les vieilles valeurs, les vérités illusoires posées comme définitives, des idéologies officielles, (dont les religions ne sont qu'un petit fragment) - qui toutes visent à museler le corps, à imposer l'esprit de lourdeur, et toutes les formes de mortification.
A ce stade un malentendu doit être levé. La mort de Dieu n'a rien d'essentiel, elle ne doit rien d'ailleurs à Nietzsche ni à Zarathoustra. Ce n'est pas une provocation mais un constat. C'est l'homme malgré lui qui a fini par tuer Dieu en le réduisant à sa dimension, en tentant d'en prouver l'existence (ainsi de Descartes) par la raison qui est l'apanage de l'homme et de lui seul. "Humain, trop humain". La critique de Nietzsche porte précisément sur les conséquences de la mort de Dieu : du désespoir et du désir de périr à la créations d'idoles de substitution, de nouvelles idéologies et de nouvelles impostures, au rang desquelles toutes les sectes mais aussi l'Etat et la science .
"On peut mourir d'être immortel".

CREER DE NOUVELLES VALEURS
Toute la partie "positive" de l'oeuvre, de l'autre côté du pont, toute sa prospective, est évidemment plus difficile à aborder - et a pu justfiier des interprétations les plus contradictoires, les plus contestables et les plus monstrueuses - d'autant plus que tels écrits de Nietzsche (les textes regroupés après sa mort de la "Volonté de puissance"), souvent déterminés par les propres dépressions de son état présent (ce que Pierre Klossowski qualifie, de façon un peu absconse, d'états valétudinaires), ont parfois pu justifier de ces interprétations abusives.
Dans zarathoustra, les constantes sont multiples et tiennent autant de l'art de vivre, de la poésie, que de la thèse métaphysique,
"Hommes supérieurs, apprenez donc à rire."
"Je ne pourrai croire qu'à un Dieu qui saurait danser.
"Il faut encore porter en soi le chaos pour pouvoir enfanter une étoile dansante." (J'ai failli reprendre cette phrase magnifique pour titre de cette chronique, mais un senscritiqueur du meilleur goût l'avait déjà utilisée.)
Dans ce monde en devenir, une place de choix est donc réservée au rire, à la danse, à la légèreté, au corps, à l'altitude et à l'amour (incarné dans la mythologie de Nietzsche par le couple Dionysos - Ariane) - un hédonisme assurément, mais à l'abri de l'industrie des plaisirs, et marqué par l'exigence et le courage.

Sur ces questions clés, Gilles Deleuze propose une interprétation pénétrante : la pensée nietzschéenne combat toute forme de vérité unique, immobile, posée une fois pour toutes et conditionnant les faits et gestes de toute l'humanité. A l'Un et à l'Etre il substitue le Multiple et le Devenir - une philosophie du temps, du mouvement, de l'individu s'adaptant à l'autre et à l'exigence immédiate. Mais ces nouvelles valeurs, si elles s'opposent à la pseudo immortalité des religions, doivent revêtir une autre forme d'éternité : c'est le principe du mouvement, son retour constant (par delà la mort individuelle), L'ETRE DU DEVENIR , et le principe de la transformation constante et de son retour, l'UNITE DU MULTIPLE qui constituent les nouveaux piliers de ce monde en devenir.

Ce renouvellement principiel, ce retour, passent par un vieillissement assumé et au-delà par une nouvelle enfance.
"L'enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un oui sacré ..."
Ce fragment est extrait d'un chapitre essentiel du premier livre, "des trois métamorphoses" - qui s'achève, de la façon la plus symbolique et la plus explicite par la transformation du lion (Zarathoustra donc), du passeur/destructeur, en enfant ...

La création de ce nouvel enfant passe nécessairement par le couple sacré. La philosophie de Nietzsche est aussi, surtout, une philosophie du partage et de l'appel. L'activation des nouvelles valeurs suppose le partage avec l'autre, au-delà de l'attente.

La rencontre entre Zarathoustra et Dionysos, leur unique confrontation, est rapportée dans le chapitre "l'heure du suprême silence" - et cette rencontre est douloureuse :
"Zarathoustra, tes fruits sont mûrs, mais toi tu n'es pas mûr pour tes fruits. Rentre donc dans ta solitude, afin de t'y mortifier".

Le drame de Nietzsche est précisément qu'il a cru avoir découvert l'homme supérieur (qui ne peut être qu'un concept) incarné en Wagner, et le couple éternel Dionysos - Ariane sous les traits de Wagner et de Cosima, l'option philosophique de la solitude devant être levée pour son seul équilibre mental. L'illusion était peut-être liée au pouvoir de la musique : l'absence de mots, d'explicite, d'immédiatement traduisible en slogan ou en morale, conférant à la musique et à Wagner, maître de musique, le plus grand des pouvoirs. Mais Wagner est un commerçant, il est tout ce qu'il peut y avoir de pire dans la nouvelle idole. Et les hommes supérieurs, tels qu'ils apparaissent dans le dernier livre de Zarathoustra (écrit bien après les trois premiers) sont totalement nuls, prêts à suivre n'importe quel nouveau maître en pensée - ici l'âne et ses grandes oreilles. Et le lion, de retour, à la fin du livre a tôt fait de les disperser; Les disciples ne sont pas prêts, l'échec est douloureux - et peut aussi expliquer certains dérapages à venir de la plume.

La pensée de Nietzsche se défie avant tout des maîtres en pensée et des vérités en prêt à porter.

"Et ce n'est que lorsque vous m'aurez tous renié que je revendrai parmi vous. En vérité je chercherai alors d'un autre oeil mes disciples perdus. Je vous aimerai d'un autre amour "
Ainsi énoncé, le texte (évidemment ironique) pourrait presque évoquer un évangile; On en est assez loin. C'est précisément le seul rejet du maître, de ses formules un peu trop belles qui peut permettre la naissance de l'enfant. Sinon, le risque est énorme de créer une nouvelle idole, une statue.

Cette thématique essentielle est reprise à la fin de par delà le Bien et le Mal avec d'autres mots.
"Qu'êtes vous devenues mes pensées écrites et multicolores ! Il n'y a pas si longtemps vous étiez encore si variées, si jeunes, si malicieuses ... que vous me faisiez éternuer et rire. Et maintenant ! déjà vous avez dépouillé votre nouveauté et quelques une d'entre vous sont, je le crains, prêtes à devenir des vérités ..."
DES PENSEES, PAS DES VERITES ....
Et Par delà le bien et le mal s'achève sur un très beau poème.

LIRE NIETZSCHE

Nietzsche n'écrit pas des dissertations. Il s'exprime essentiellement en aphorismes et en poèmes - et ce sont les deux écrits les plus ouverts, ceux qui laissent la plus grande ouverture, la plus grande marge, la plus forte liberté d'interprétation. Les contradictions, les oppositions et même les aberrations, les risques donc, vont avec - mais c'est la seule façon de partager avec le lecteur, de créer cette philosophie ouverte, inédite et fondamentalement neuve.

Dans un autre texte (toujours Par delà le bien et le mal), Nietzsche, à peine ironique, donne quelques conseils pour lire ses propres écrits : avoir la qualité d'une vache, celle de ruminer. Il ne s'agit en aucune façon de lire toute l'oeuvre (je n'ai évidemment pas lu tout Zarathoustra, quel aveu ...), ni même de lire dans "l'ordre" - mais bien de ruminer, de s'imprégner, ressasser - pour créer sa propre pensée.

La critique dès lors ne peut plus que devenir pesante. Il est donc temps du retour à Zarathoustra,,pour revenir à sa parole "ailée, heurtée, blessée et reprenant toujours élan, sage et illuminée de contradictions ..." (H. Thomas)

"Il faut encore porter en soi le chaos pour pouvoir enfanter une étoile dansante ..."



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le 7 sept. 2013

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