Le roman s'ouvre sur l'arrivée à Alamut, forteresse ismaéliste, de deux recrues : Ibn Tahir, le fils d'un martyr de la foi ismaéliste, pourchassée par le sultan de Bagdad, et Halima, une jeune oie destinée au harem du maître des lieux, que personne ne voit, Hassan Ibn Sabbâh, un compagnon d'études d'Omar Khayyam et du grand vizir.
Mais le dessein d'Hassan, qui prétend utiliser l'ismaélisme cyniquement pour libérer l'Iran des Seldjoukides, se précise peu à peu : ces jeunes gens qu'il fait enseigner dans une foi qui fait de lui un prophète ignorent l'existence du harem. Il sélectionne les trois plus doués, qui se sont distingués contre les troupes du sultan : Ibn Tahir, Suleyman et le gros baraqué Yusuf. Il les drogue au hashisch, puis les fait descendre chacun dans un pavillon rempli de vin, de bonnes nourriture, de lumière et de belles odalisques. Chacun croit avoir été au paradis. Dès lors, le bruit se répand qu'Hassan a reçu d'Allah la clé du paradis, et ses fidèles ne craignent plus la mort et lui obéissent aveuglément. Ainsi il envoie Ibn Tahir assassiner le vizir, mais ce dernier, avant de mourir d'une dague empoisonnée, révèle à Ibn Tahir qu'il a été manipulé. Ibn Tahir revient tuer Hassan, mais renonce au dernier moment et part courir le monde.
Quant à Yusuf et Suleyman, lorsque Hassan reçoit les envoyés du sultan, il demande à ses deux soldats de se suicider pour montrer leur détermination : Suleyman se perce le coeur et Yusuf se jette du haut d'une tour, le sourire aux lèvres. Le général, apprenant la mort du vizir, plie bagages.
Le reste du roman suit la progression arithmétique de l'ascension d'Hassan, qui finit par faire assassiner le sultan, profite du chaos pour installer l'ismaélisme dans tout l'Iran et se retirer dans sa tour, probablement pour écrire un nouvel évangile faisant de lui le nouveau Mahdi. Mais le prix a été lourd à payer : sa seule confidente, Myriam, s'est suicidée après le départ d'Ibn Tahir, et Halima se jète dans le Shahroud, le torrent de la forteresse.
Si la fin du roman, faite d'intrigues politiques resserrées, m'a un peu moins captivé, le début est saisissant, avec la découverte progressive de cette forteresse fabuleuse et mystérieuse, avec sa tour creuse percée par une cage reliée à des poulies qu'Hassan utilise pour se rendre dans les jardins. Jardins idylliques, à la décoration persane exquise, peuplé d'une faune pittoresque (guépard apprivoisé). Et ces fameux pavillons d'été au plafond de verre coloré, dans lesquels les élus sont reçus.
Douceur et sensualité qui contrastent d'autant avec la dureté et la perte d'individualité des fedayins, apprentis aschashins, et l'horreur croissante des dais, les chefs d'Hassan, devant l'inhumanité de leur maître, la systématicité avec laquelle Hassan applique son plan (ses répliques comme "ici finit le 3e acte de mon oeuvre" ponctuent le roman). Pour cette atmosphère esthétique et cruelle, teintée d'ascétisme, et cette frontière trouble entre idéalisme et cynisme, je suis persuadé que Bartol a inspiré le Herbert de "Dune".
"Alamut" est un grand roman historique, et un traité sur la cruauté et le cynisme en politique. Peut-être y'a-t-il aussi une critique du totalitarisme montant en Europe, je ne me rends pas bien compte. Le moraliste en moi serait tenté de lui reprocher de se passionner un peu trop pour le personnage d'Hassan et sa morgue. On regarde certes avec horreur la progression de cette secte en passe de devenir un nouvel avatar du monothéisme, mais on est en même temps passionné, et le petit sermon sur la vanité des efforts humains que prononce Hassan en partant me semble davantage un alibi qu'autre chose.