"Il ne faut pas plaindre ces hommes d’avoir vécu sous l’URSS. Pas ceux-là. ...

... Elle leur a offert des aventures comme peu en vivent de nos jours."


C'est en voulant se renseigner sur l'origine d'un coinceur mécanique portant leur nom, utilisé en alpinisme, au même titre qu'un système d'assurage (deux trous creusés dans la glace qui se rejoignent pour passer une corde et créer un relais à l'aide de cet ancrage en V), que Cédric Gras s'est lancé dans la fouille des archives du NKVD et de multiples bibliothèques à la recherche d'informations sur l’histoire des deux frères Abalakov, Vitali et Evgueni. Le récit historique qu'il en tire dans Alpinistes de Staline est aussi plaisant à lire que son Anthracite consacré à l'histoire récente du Donbass en version fictionnelle — un livre écrit en 2016. Il parvient ici à exhumer une part conséquente de l'alpinisme soviétique, étant donné que les deux enfants sibériens sont devenus les plus grands alpinistes de leur époque en URSS, que ce soit en termes de performances pures ou d'exploration de sommets invaincus.


Le récit est passionnant, notamment grâce à un équilibre très agréable dans la structure du livre entre les courts passages à la première personne où Cédric Gras contextualise ses recherches et les longues parties historiques / documentaires racontant à proprement parler l'histoire des Abalakov. Deux histoires sont racontées en parallèle, ou plutôt de manière entremêlée, l'histoire sportive de l'alpinisme avec son intense quête exploratoire caractéristique du début du XXe siècle et l'histoire politique de l'URSS qui s'écrivait loin des sommets arpentés. Evgueni et Vitali ont passé leur vie (très différentes au demeurant) à rechercher de nouveaux itinéraires du Caucase et à gravir les cimes vierges situées à plus de 7000 mètres d'altitudes (en particulier les pics Ismail Samani / anciennement Staline, point culminant de l'actuel Tadjikistan et Abu Ali Ibn Sina / anciennement Lénine, tout près à la frontière avec le Kirghizistan — les noms changeants des pics au gré des crises de régime, tout un programme). Et autant dire que les courses d'alpinisme dans les années 1930, il a un siècle, s'effectuaient dans des conditions et avec des équipements qui paraissent complètement inimaginables aujourd'hui.


Et pourtant, les deux frères nés en 1906 et 1907 vite devenus orphelins n'ont presque rien en commun en dehors de leur passion pour les montagnes et leurs contributions pionnières. Evgueni était plutôt l'artiste bohème et charismatique, beau, beaucoup plus fort en alpinisme ; Vitali correspondait davantage à l'image de l'ingénieur austère, spécialisé en mécanique, paraissant 10 ans de plus. On comprend assez vite ce qui a poussé Gras dans cette direction (en plus de sa propre passion pour l'alpinisme), étant données l'ampleur et la tragédie toute romanesques de leurs destins respectifs. Tous deux auront subi les purges staliniennes mais de façon très différente, et on sent bien que c'est ce qui l'anime aussi, cette question, comment a-t-on pu faire arrêter de telles figures de la gloire soviétique, eux qui furent chargés de porter la supériorité socialiste jusqu'aux plus hauts sommets.


Alpinistes de Staline retranscrit admirablement l'ambiance euphorique de la période, avec ses exigences de conquête, avec ses innombrables expéditions sur les sommets d'Asie centrale afin d'y planter le drapeau rouge — et y installer un buste soviétique, tant qu'à y être, après l'avoir porté sur des milliers de mètres de dénivelé. On y apprend sans surprise que l'alpinisme soviétique revendiquait le sens du collectif avec toujours un objectif politique affiché, là où les alpinistes européens étaient considérés comme arborant un individualisme bourgeois et un sens de l'ascension gratuite. Ce qui n'empêche pas les catastrophes. En 1936, une mission comptant le photographe suisse Lorenz Saladin dans ses rangs atteint bravement le sommet du Khan Tengri (7010 m), mais la redescente sera effroyable : Vitali perdra une vingtaine de phalanges et dû être amputé d'une partie du pied gauche. Point de bascule évident, qui le poussera à inventer des appareils pour les sportifs handicapés, lui permettant par là même de renouer avec la montagne à un âge assez avancé, et de prendre une forme de revanche, sur le tard, sur son frère qui paraissait imbattable.


Malgré tous leurs exploits, les alpinistes ne furent pas épargnés par les purges : les rangs de montagnards soviétiques chevronnés furent décimés à la toute fin des années 30, fusillés par centaines ou envoyés au goulag — ce qui constitua un désavantage concurrentiel de taille pendant les combats alpins contre l'Allemagne nazie lors de la Seconde Guerre mondiale... Il n’y avait tellement plus assez d’alpinistes pour constituer une équipe qu'on complétait avec des boxeurs, des mécaniciens, des ouvriers automobiles. Vitali fut arrêté chez lui en 1938 pour "propagande publique de techniques alpines occidentales, abaissement des réalisations d'alpinistes nationaux et espionnage pour le compte de l'Allemagne" et passa 2 ans en prison ; Evgueni fut quant à lui épargné, sans raison évidente, mais en 1948 on le retrouvera mort, intoxiqué au monoxyde de carbone dans son appartement de Moscou alors qu'il prépare une expédition à l'Everest — une version contestée par sa famille encore vivante rencontrée par Gras à l'occasion de ses travaux de recherche. Il avait 41 ans et on le pensait invincible ; triste sort pour un grimpeur d'une telle trempe de ne pas mourir dans son environnement, au milieu de la glace et des rochers. Tout l'inverse de Vitali, qui pu attendre tranquillement ses 80 ans pour rendre l'âme, après avoir eu le loisir de briller dans la seconde moitié de sa vie.


Une histoire de l'URSS au travers de ses missions exploratoires et de ses courses d'alpinisme pionnières au Tian Shan et au Pamir, avec ses découvertes inoubliables, ses péripéties (tempêtes, accidents, engelures, et une myriade d'autres contretemps), et ses épisodes profondément tragiques — politiques ou alpins. En particulier, le chapitre consacré à la cordée féminine de 1974 qui périt toute entière, coincée par le mauvais temps en redescendant du pic Lénine, les corps expirant les uns après les autres, constitue un moment aussi glaçant qu'inoubliable.


https://www.je-mattarde.com/index.php?post/Alpinistes-de-Staline-de-Cedric-Gras-2020

Morrinson
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