Les salissures magnifiques ou le contre-mythe des 60's.

Il faut oublier quelques instants la beauté estivale de Woodstock, les diatribes pacifiques des hippies sympathiques, la beauté des femmes libérées, l'héroïsme des militants des droits civiques et le glorieux rêve américain sans cesse plus lumineux : lire James Ellroy, c'est non seulement se méfier du mythe d'une Amérique glorieuse et vivifiante, mais c'est aussi se délecter des jets d'acide lancés au visage de Dame Liberté, c'est se repaître de voir souillée cette Patrie qui nous semblait vierge et c'est laisser agoniser devant nous tous les idéaux défendues par ceux qui précisément ne les respectaient pas. Après la lecture du premier tome de la trilogie Underworld USA, il était difficile pour le lecteur de voir clair dans le jeu d'un auteur dont la perversité d'écriture pouvait bouleverser, voire scandaliser, mais après la lecture de l'incroyable American Death Trip, tout devient limpide : James Ellroy écrit une contre-histoire des Etats-Unis d'Amérique, prend le contre-pied des images d'Epinal classiques et ne cesse de salir cette époque considérée par l'opinion majoritaire comme le paroxysme même de toutes les Libertés. Le roman reprend l'histoire des Etats-Unis là où American Tabloïd l'avait laissé, c'est-à-dire après l'assassinat à Dallas de John Fitzgerald Kennedy et s'étend jusqu'aux assassinats respectifs de Martin Luther King et de Robert Kennedy. Est-ce un hasard ? Des anciens protagonistes reprennent leurs rôles : Pete Bondurant et Ward J. Littell, et un autre commence à prendre de la place. Il s'appelle Wayne Tedrow Junior, fils d'un magnat mormon ultra-conservateur, et il se retrouve empêtré dans une histoire phénoménale suite à un contrat non exécuté et à l'assassinat du Président dont il connait désormais les tenants et les aboutissants. Ces trois personnages vont comme il est de coutume voir leurs lignes directrices s'empêtrer dans une trame grandiose et surprenante, entre Las Vegas, Los Angeles, Cuba, Washington DC et le Vietnam. Ce sont des sujets nombreux tels que le trafic d'héroïne vietnamien, les manipulations de la CIA, le racisme parrainé par le FBI, les manœuvres des Parrains de la Mafia sur les casinos de Las Vegas ou encore les entreprises de chantage, etc qui sont évoqués dans un roman fourmillant de retournements de situations, de manipulations et de turpitudes humaines.


James Ellroy signe en effet la continuation d'un nouveau projet tout aussi jouissif et surtout révèle une vision ambiguë de l'Histoire son propre pays. L'auteur va très loin et utilise des noms connus, ayant réellement existé, pour leur faire dire et faire des choses ignobles dont la portée politique est cataclysmique. Ainsi, l'auteur met dans la bouche de Bobby Kennedy, Carlos Marcello, Sal Mineo, Howard Hugues et Bayard Rustin des paroles dont il est souhaitable qu'ils ne les aient pas prononcé dans la réalité. Ce jeu perpétuel avec la réalité, sans cesse sur la limite, fait le succès d'un roman qui par ailleurs commence à laisser resurgir l'obsession d'Ellroy pour la figure féminine, notamment maternelle. Ainsi, des pages magnifiques ont été écrites dans ce roman sur les derniers instants de Janice dans les bras de Waine Tedrow, et la façon dont Ward Littell est dévasté par sa relation avec "Jane" Arden recèle une profondeur qui ne peut être éclairée qu'à la lumière de l'histoire personnelle de l'auteur. Le roman est également exaltant et ne laisse personne indifférent tant il ne laisse aucun détail au hasard, en essayant toujours de tirer le lecteur vers le haut dans son attente perpétuelle du dénouement. Pour finir, American Death Trip est extrêmement ambitieux dans sa recherche d'une forme de vérité derrière les événements, comme si rien n'arrivait au hasard, comme si tout était le fruit d'une intentionnalité humaine, elle-même le symbole d'une intentionnalité déterministe divine dont le calvinisme, auquel James Ellroy semble croire énormément, est le fer de lance. Ainsi, ce roman demeure une forme de miroir déformant, infiniment pessimiste et noir, qui en dit plus sur l'auteur que sur l'objet qu'il décrit, même si parfois, le lecteur voit poindre quelques vérités et hypocrisies américaines dont il n'avait pas été forcément totalement dupe.


Que dire de nouveau et d'original sur le style de James Ellroy si ce n'est qu'il ne se défait pas de son écriture épileptique, toute faite de supports différents, de rapports de police et de retranscriptions d'écoutes téléphoniques ? Peut-être est-il nécessaire de s'arrêter quelques instants sur la violence de son vocabulaire, tant elle est présente dans ce roman. En effet, James Ellroy va très loin quand il parle des minorités noires, hispaniques ou des homosexuels. Certains des adjectifs qu'il utilise sont comme des coups de poing directement adressés dans l'estomac. Il ne faudrait pas mal interpréter ces mots tant ils permettent une forme de comique de répétition ainsi que de se plonger totalement dans la pensée des hommes d'extrême droite du Klu Klux Klan et aussi dans la mentalité policière de l'époque. De la même manière, à bien y regarder, Ellroy se lance même dans l'humour et joue avec les mots, notamment la lettre K, ou encore avec des noms propres en les déformant pour les rendre ridicules. Il y a une ironie très profonde chez Ellroy que le lecteur se plait à découvrir tout au long de sa lecture. Certains chapitres sont même extrêmement bien écrits, avec des effets anaphoriques très bien amenés, des dialogues très bien orchestrés, le tout chapeauté par une traduction de Jean-Paul Gratias qui n'a rien à envier à celle de Michalski. Quoiqu'il en soit, Ellroy signe ici un roman proche du chef-d'oeuvre qui laisse le lecteur sur sa faim, dans l'impatience de dévorer le troisième et dernier roman de la trilogie : Underworld USA pour tout à fait épouser, pour le meilleur et pour le pire, la sanglante Amérique.

PaulStaes
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le 18 févr. 2019

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Paul Staes

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