« Art »
7.3
« Art »

livre de Yasmina Reza (1994)

Dans « Art », Reza la sociologue, Reza la grande observatrice des relations humaines, veut être au four et au moulin : elle entend réconcilier le théâtre de boulevard, théâtre populaire si j'étais schématique, et grande réflexion, contemporaine et pertinente, sur l'art moderne. Bien sûr, Reza ne tranche pas, ne choisit pas, se serait trop facile pour elle : elle est là, dans son petit entre deux conforme qui la préserve de tout danger, tout précipice, tout questionnement profond. Elle écrit des choses, Reza, des petits bouts de phrase qui veulent dire des trucs, des petits rires mesquins qui montrent la perversité de tout le monde, des dialogues de la vie qui n'appellent à rien d'autre qu'à la connivence. Elle dit : je ne juge pas, trop facile. Elle dit : je prend du recul, j'observe. Et je réfléchis, sur l'art, sur la vie. Elle ne lutte pas, ne fait aucun effort, reste entre ces hommes et ce tableau blanc qui pourrait dire tant de choses... mais non, elle s'avance, juste un peu, observe toujours, n'approfondit rien, ni l'Art, ni l'Amitié : elle se dit subtile, la Reza, elle n'est que platitude et démagogie. Elle veut amener le peuple, c'est à dire les nostalgiques de Jean-Marc Thibaut et de son pote Roger Pierre, à réfléchir sur l'Art, oui mais voilà, le grand Art messieurs dames. Et c'est quoi ? Un tableau blanc, Malevitch. Sauf que Malevitch, ça choque dans les musées en 1918. Et quand Reza écrit, c'est 1994. Elle a du retard la Reza, mais sa pièce est "S.U.B.T.I.L.E !", semblent nous dire tous ces bouts de phrase qui disent tant de chose sur la "perversion des amitiés", sur "l'art contemporain". Alors on passe, on écoute. Et rien ne bouge, et rien ne saute, rien ne déraille. Ce n'est pas ici que ça brûle. D'art, il n'y a rien ici. Reza est sociologue, sociologue des beaux-quartiers assurément, mais pas artiste. Parce que pour parler d'Art, comme seule manière de plaire aux bouffeurs de Boulevard, Reza n'a qu'une seule idée : la caricature. Il y a Serge le branchouille, Marc le réac, Yvan le rien-du-tout, caution Boulevard de la pièce, avec sa femme Catherine et sa croûte sur le tableau. Chaque personnage est dessiné comme ça, effleuré vite fait, et vite on rit de lui, jamais avec lui - parce qu'après tout c'est un con. Et c'est atterrant comme Reza les regarde : comme des cons, et rien d'autres. Et c'est comme ça, et puis c'est tout. C'est pas complexe comme elle voudrait nous le faire croire : il ne faut pas s'y tromper, ce sont tous des cons, et on le sait dès le début.

Quant à sa double-réflexion (Art/Amitié), elle est nulle. Parce que l'un annule l'autre. Pour parler d'art, elle parle de devenir social, de pose, de prétention des personnages. Et parfois, le temps de quelques passages, un court passage où Yvan manifeste un certain intérêt pour le tableau de Serge, on sent que peut-être un crédit véritable peut être donné à ce tableau, une question germe, objective. Et soudain, pour moi, tout fait sens : à travers ces petites phrases, je me dis que Reza sait comment on devient un artiste et comment on devient intéressant. Elle le sait, mais elle s'en fout, elle se veut subtile, elle veut réconcilier tout le monde. Et elle ne le fait pas, elle reste toujours immobile, par peur des réactions du public ou pire, par paresse - Reza est donc une piètre artiste. Parce que ne pas poser de questions, rester dans ce confort intellectuel, c'est ça la bourgeoisie, celle qu'elle se plaît à épingler à travers les discours poseurs de ses trois cons dont elle s'amuse. La bourgeoisie, en terme d'art, c'est le renoncement intellectuel. Et c'est grave. On peut me dire que tout cela va loin, que Reza n'a pas pensé tout ça. Mais je dirais de se méfier : Reza sait ce qu'elle fait, elle a choisi cette paresse, on l'étudie même en cours, et on nous parle de subtilité. J'emploierais ce mot : opportunisme.

Opportuniste dans ce jeu avec les conceptions les plus basses d'un personnage ou d'un individu et des catégories sociales : il y a le branchouille et le réac, des gens que l'on connait dans la vie et qui nous amusent vite en apparaissant sur la scène. Et en plus, il y a Luchini - forcé de constater que le metteur en scène de la pièce, soit dit en passant, sait prendre autant de risque que sa dramaturge...
Quant à cette malicieuse critique des masques sociaux, du snobinard parisien au gros portefeuille, je dis d'accord, mais est-ce intéressant ? Reza ne nous annonce pas dès le début sa volonté de parler d'Art ? Mais qu'est-ce qu'elle veut, finalement, Reza, à part contenter tout le monde et personne à la fois ? C'est le seul mystère de la pièce : où Reza veut elle aller ? Partout, et nulle part à la fois. C'est ça, renoncer.
Je discutais avec ma prof de français, je lui faisais part de ma tristesse à voir Reza renoncer comme cela, ne pas tenter un vrai questionnement - ce n'était qu'une proposition, bien sûr, ce n'est pas moi l'artiste - et elle me répondit que Reza avait surement "arrondi les angles" pour ne pas faire fuir le public. Tout de suite, j'ai eu la réponse à ma question : que Reza tente-elle de faire ? Plaire au public. Mais le mépris qu'elle a pour ce public est symptomatique : il faut bien lui donner à bouffer sa caricature quotidienne. On s'insulte, on se bagarre, on fait une plaisanterie vacharde sur le "jeune couple" que forme Yvan et Catherine, et tout le monde rit de bon cœur.

Si seulement c'était drôle, pertinent, vivant. Mais non, bien sûr. Si seulement c'était humain, si seulement il y avait de la vie dans tout ça. Non plus. Et quand Reza se met aux symboles, c'est bien pire : Marc possède un tableau classique et on nous dit qu'il est conservateur ; Serge un tableau blanc et on nous montre un snob moderne, bobo et sûr de lui ; Yvan a une croûte peinte par son grand-père, et ne connait rien à rien en matière d'art. Reza en arrive quand même là, et on lui jette des fleurs. C'est atterrant. Un tableau représente un individu et toute sa complexité. Chez Reza, qui passe son temps à se pâmer de sa subtilité et de l'entre deux qu'elle réussit à habiter, tout est simple mais dans le sens pervers du terme. Simple, dans le sens basique. L'entre-deux est un refuge, où l'on se cache de l'Art. Finalement, chez Reza, tout est blanc ou noir. Enfin, surtout blanc.
B-Lyndon
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le 6 janv. 2015

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B-Lyndon

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