Axël
7.8
Axël

livre de Villiers de L'Isle-Adam (1890)

Axël, l’un des premiers textes publiés – partiellement… – par Villiers mais sans cesse remanié, au point de ne paraître en entier que posthume, est typique d’une œuvre qui tient à cœur de son auteur. À ce titre, il mêle à d’excellents passages de nombreuses digressions qui semblent placées là coûte que coûte par Villiers, manifestement pour assouvir ses fantasmes : l’admiration pour Wagner qui court dans un certain nombre de textes brefs, le château servant de cadre à une ascèse studieuse qu’on trouvait dans Isis, les sur-femmes qu’on trouvait dans l’Ève future, le Nouveau Monde, Elën ou Isis, le thème du rêve supérieur à la vie qu’on trouvait un peu partout (« Vivre ? les serviteurs feront cela pour nous. / […] J’ai trop pensé pour daigner agir ! », Axël à Sara, acte IV, scène 5)…
Je n’insiste pas là-dessus, j’en ai parlé dans d’autres critiques des livres de Villiers. Je tais aussi le détail des diverses influences (Shakespeare, Goethe, Hugo…) que manifeste le texte. Et je ne parlerai pas non plus du fait qu’Axël me paraît injouable – comme souvent avec son auteur.
La pièce est un incroyable foutoir. Pour la lire, à plus forte raison pour l’apprécier, il faut passer outre son caractère massif – ses cent cinquante pages, ses cent quatre-vingt pages d’introduction et de notes en « Pléiade »… Il faut aussi admettre le théâtre à thèse : est-il évitable, à une époque qui voit se développer tant de tentatives concomitantes de proposer des alternatives à l’art bourgeois (1) ?
Mais ce qui rend le texte singulier, c’est l’étrangeté du parcours de ses personnages – à plus forte raison quand on le place en vis-à-vis des convictions que Villiers a toujours manifestées. Que Kaspar, qui déclare que « le Grand-Œuvre est de faire son chemin dans le monde et d’y prendre, de gré ou de force, la place en laquelle on désire s’asseoir » (II, 5) et aggravera son cas en reprochant à Axël de « fei[ndre] d’ignorer en quel siècle nous vivons », ne vive que le temps d’un acte n’a pas grand-chose d’étonnant : le fantasme de Villiers est toujours de tuer, symboliquement ou non, de tels individus, en tant qu’incarnations de la modernité et du pouvoir pour le pouvoir.
Que la religion ne soit pas présentée comme une alternative valable à la modernité est déjà plus surprenant, sous la plume d’un farouche catholique. Il est vrai que l’Archidiacre qui l’incarne partage cette même noirceur dans la foi qui animera, quelques décennies plus tard, le clergé tourmenté des pièces de Ghelderode. Ceci explique, dans le cadre d’Axël, pourquoi Sara sommée de prendre le voile répond « d’une voix grave, très distincte et très douce : Non » (I, 6).
D’habitude, chez Villiers, c’est l’occultisme qui constitue l’autre force d’opposition à la modernité (2). Or, le dramaturge d’Axël rejette l’occultisme autant que le catholicisme – et même avec plus de force, si l’on considère que dans une œuvre, plus un élément est proche de la fin, plus il est important. Car Axël, sommé de se consacrer à l’Œuvre alchimique par son maître Janus, et dans les mêmes termes que ceux de l’Archidiacre à Sara, répond : « après un grand silence et relevant la tête : Non » (III, 1).
Aux deux amants platoniques, aux deux âmes sœurs – tiens, un autre fantasme de Villiers ! – que sont Axël et Sara, il ne reste qu’une solution : la mort. « Le ciel sera de complicité avec notre suicide ! » (IV, 5) : ultime blasphème, revendiqué par Axël. Mais aussi accomplissement : la mort, chez Villiers, se mérite. Et c’est ici le jeune page Ukko (3) qui se fait le porte-parole de ce dernier : « Je ne donne pas, à l’étourdie, le titre de mort à qui mérita trop peu celui de vivant. Ci repose un brillant misérable, un tas d’assouvissements, qui n’aima ni ne pria jamais » (IV, 1) – voilà l’épitaphe, aux derniers mots problématiques, de Kaspar le moderne.


Coda. – L’autre question posée par Axël est celle-ci : qui sont les personnages ? Impossible d’y répondre clairement. Ce que je sais, c’est qu’Axël est un homme à déclarer à Kaspar « je suis, moi, le Vieux de la Forêt » pour conclure une tirade de cinq pages – et un peu plus tôt, au même, « indifférent : Oh ! faites-vous dater de demain, si bon vous semble. Moi, je suis » (II, 12). Et un peu plus tard, « seul / Regardant autour de lui. / Cendres, je suis la veille de ce que vous êtes. » (IV, 3). Mais face à Sara, il se définira comme « celui qui ne veut pas aimer » (IV, 4)…
Quant à Sara, justement, « douée du don terrible, l’Intelligence » (c’est l’Archidiacre qui parle, I, 4), elle fait partie des héroïnes de théâtre qui savent ce qu’elles valent, dans la lignée des sur-femmes de Villiers mais aussi des figures mythologiques : « Ne me tue pas. À quoi bon ? je suis inoubliable. / Sais-tu ce que tu refuses ! Toutes les faveurs des autres femmes ne valent pas mes cruautés ! Je suis la plus sombre des vierges. Je crois me souvenir d’avoir fait tomber des anges. Hélas ! des fleurs et des enfants sont morts de mon ombre. » (à Axël, IV, 4). Et alors qu’on croit l’avoir cernée en femme fatale, elle se révèle d’une incroyable faiblesse, puisqu’elle dit à Axël : « Tu es un être inespéré !… Je ne veux pas d’autre parure que ton regard d’enfant où je suis si belle » (IV, 4).
Tout ça pour dire aussi que les moments de panache des personnages d’Axël n’ont rien à envier, dans un registre un peu différent, à ceux d’un Cyrano – dont ils ont presque la richesse.


(1) Il faut mettre en perspective les débuts dramatiques de Maeterlinck (la Princesse Maleine) avec le scandale de la création d’Ubu roi et le triomphe de Cyrano de Bergerac (respectivement 1889, 1896 et 1897), se dire éventuellement que ces œuvres devenues classiques constituent la partie émergée (et la plus réussie) d’un iceberg, enfin songer qu’elles ne sont liées que par leur opposition à la bourgeoisie et à ses goûts, pour comprendre la bouillonnante variété fin-de-siècle. Il faut dire aussi qu’on parle d’une époque où bourgeois signifie quelque chose. – C’est aussi une façon de mettre en question l’étiquette « théâtre symboliste » qu’on a vite fait d’assigner à Axël : la pièce ne vaut pas seulement comme document d’histoire littéraire.
(2) Une explication au fait que Villiers pratique un catholicisme radical en même temps qu’il est tenté par l’occultisme est la suivante : l’un comme l’autre sont les ennemis de son ennemi. Et tant pis s’ils sont incompatibles… Cette incohérence fut d’ailleurs un point de brouille entre Villiers et son ami Léon Bloy.
(3) Sans être aussi riche que le couple principal, Ukko vaut davantage qu’un rôle secondaire. Il faudrait peut-être fouiller ce personnage si l’on voulait finir de faire céder la résistance d’Axël.

Alcofribas
8
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le 28 janv. 2019

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