Parmi toutes ses indéniables qualités, Boileau eut le défaut, certes conforme au goût de son époque, mais quand même, de dénigrer les genres poétiques du Moyen Âge, qu’il qualifiait de naïf et de, finalement, pas très sérieux. Charles d’Orléans a été cité dans l’Art poétique comme un compositeur de rondeaux, genre « né gaulois » par opposition aux formes héritées des Anciens, et comme compositeur de ballades : parce que je savais que Boileau péchait par ignorance, j’ai voulu en lire un peu, juste pour l’embêter.



Plus grand représentant de la ballade médiévale, avec maistre Montcorbier, dit François Villon (qu’il a d’ailleurs connu pour avoir été à sa cour), le duc d’Orléans eut le temps de peaufiner sa technique pendant ses vingt-cinq ans de captivité au pays du bœuf à la menthe. Quelle indignité ! Imaginons le supplice pour le pauvre seigneur français habitué aux grandes tablées de ripailleurs et au vin épicé, exilé chez les perfides au visage pâle, les vilains carencés en vitamine D qui ne buvaient que de la bière et ne connaissaient probablement même pas le concept du poivre ! L’horreur, quasiment l’Albion...


Plus sérieusement, on doit à cette captivité une postérité littéraire qu’autrement le duc Charles n’aurait probablement jamais eue, un grand noble étant destiné de fait au gouvernement dont l’emploi du temps laisse peu de place au travail littéraire. Au Moyen Âge, grande noblesse a encore tendance à signifier grande instruction et grande culture, et Charles d’Orléans ne fait pas exception, étant pourvu d’une riche bibliothèque et ayant particulièrement le goût des lettres. Si les ballades montrent son éducation lettrée avec des jeux sur les figures et les motifs de la culture de son temps, surtout issus de la tradition courtoise établie le plus solidement et le plus récemment par le Roman de la Rose, les rondeaux laissent peu à peu estomper les éléments proprement courtois (tournoi, chasse, guerre, Amour) et présentent tout un jeu de métaphores et de personnifications empruntant plutôt aux domaines civils (juridique, scolaire, économique, le jeu de cartes, etc.). Mais ce qui est surtout – j’allais dire surprenant, remarquable serait plus juste, c’est que la lecture des ballades est d’une transparence assez déconcertante sur la personne du duc, dont on suit vraiment, quasiment en temps réel, toute l’évolution dans les états d’âme, dont on entrevoit tout ce qui le compose. Charles passe par toute une série de méditations qui lui font accepter son sort, il s’en remet souvent à Nonchaloir [Indifférence] à mesure que le temps passe, ayant appris la sagesse face au destin contre lequel il ne peut rien faire, si ce n’est s’y adapter. Mais la résignation face au sort n’empêche pas la rébellion ou la résurgence de la mémoire, puisqu’après tout on reste des hommes et que la sainteté ne sied point aux Muses, c’est pourquoi dame Merancolie vient cependant lui rendre régulièrement visite, en le jardin de sa pensee, pour la ronde des figures aimées tournées en spectres du souvenir.


Beaucoup de ballades et de rondeaux sont très touchants, particulièrement au moment où il apprend, pendant sa captivité, la mort de la femme aimée, laissée là-bas en France, la personne qui le rattachait le plus au pays et qui était très présente dans sa poésie jusque-là. La mort de la femme pour lui signe la mort d’une figure pour nous, on passe alors par une phase de déchirement, puis de deuil que le lecteur partage avec lui, qui met un certain temps à se résorber, et après laquelle l’œuvre accuse un changement de mentalité avec des rechutes, des moments de joie, et ces fluctuations finalement tout à fait normales donnent une saveur biographique particulière au talent du poète.



De manière générale, le grand motif planant au-dessus de toute l’œuvre reste le passage du Temps, ou même sa fuite pourrait-on dire, ce qui semble assez évident mais qui interroge malgré tout. A quoi ressemble le passage du temps pour un homme sur qui il n’a pas de prise, excepté le vieillissement ? Retiré des affaires, promis qu’il était à un destin politique brillant, on peut en effet dire que le temps n’a plus de prise sur le duc Charles, d’un certain point de vue : l’exil contraint et la prison mettent le poète face à lui-même et le monde continue de tourner sans lui. Le temps devient alors l’Ennemi, contre qui on ne peut plus faire grand-chose, lequel emporte la femme aimée et fait son office dans la société et la politique, qui continue de tourner à l’extérieur, dans un monde dont Charles est excentré, troquant la roue du Temps contre la roue de la Fortune, le seul mouvement, ou plutôt non-mouvement, auquel il semble avoir accès... Mais ce décentrement n’empêche pas la volonté perceptible de s’ancrer dans la réalité, c’est aussi une œuvre que l’on peut suivre au jour le jour, avec certaines références aux dates de composition, tel jour de la Saint Valentin par exemple, ou l’équinoxe du printemps, le froid du jour de la Noël ou de Pâques venant saisir l’instant poétique, qu’on peut lire comme une tentative de se raccrocher au mouvement du temps. On pourrait aussi dire que l’autre grand motif de sa poésie serait l’impuissance face à la fortune, si on oubliait la tendance du poète à chercher en son esprit les ressources du combat - au-delà de la sagesse fille de la méditation, notamment les ressources de l’amusement.


Parce qu’il faut aussi dire que, malgré cette situation peu enviable, d’assez nombreux poèmes relèvent du comique, voire du grivois. La noblesse et l’instruction du personnage l’autorisent d’une part à manier l’équivoque avec assez de subtilité, et d’autre part à composer des pièces truffées d’italianismes ou de mots latins, parfois franchement drôles. Ci-après, une ballade latinisante (ballade 123), qui reprend les codes de la littérature didactique pour délivrer un enseignement certes capital recélant sa part, non pas d’ironie, mais de jeu et même de rire :


Bon regime sanitatis

Pro vobis neuf en mariage :

Ne de vouloirs effrenatis

Abusez nimis en mesnage ;

Sagaciter menez l’ouvrage !

Ainsi fait homo sapiens,

Testibus de phisiciens.


[Bon régime de santé

Pour vous autres nouveaux mariés :

En ménage n’abusez pas trop

Des désirs déchaînés ;

Menez l’ouvrage avec discernement !

Ainsi agit l’homme sage

Selon le témoignage des médecins.]


Premierement, caveatis

De coïtu trop a oultrage !

Car, se souvent hoc agatis,

Conjunx le vouldra par usage

Chalenger velud heritaige,

Aut erit quasi hors du sens,

Testibus les phisiciens.


[En premier lieu gardez-vous

Du coït à l’excès !

Car, si vous le faites souvent,

Poussée par l’habitude, l’épouse le réclamera

En justice comme héritage qui lui est dû.

Ou elle sera presque hors de sens

Selon le témoignage des médecins.]


[...]


L’envoy

Prince, miscui en potage

Latinum et françois langage,

Docens loiaulx advisemens

Testibus les phisiciens.


[Prince, j’ai préparé un mélange

De latin et de langue française

Pour donner de loyaux conseils

Selon le témoignage des médecins.]


Assez savoureux, comme on peut le lire ! Au-delà du contenu, la maîtrise formelle arrive à atteindre le comique dans les sonorités mêmes, montrant le réel talent de rimeur du duc. Il est vrai qu’on imagine facilement l’état de désœuvrement charnel d’un homme fait captif aussi jeune (à la bataille d’Azincourt de 1415, en pleine guerre de Cent Ans, soit à l’âge de 21 ans !), donc au pic du tourbillon d’énergie et du colossal bouillon d’hormones ! A ce propos, il remercie dans la ballade 108 son chier cousin le duc de Bourbon de lui avoir donné des blancs connins (le terme de connin désigne d’abord le lapin mais il est pris ici dans son sens sexuel détourné de « con » et intègre alors une dimension comique par le jeu de double sens). Voyons plutôt (je ne pense pas qu’il soit besoin de donner une traduction) :


Mon chier cousin, de bon cueur vous mercie

Des blancs connins que vous m’avez donnez ;

Et oultre plus pour vray vous certiffie,

Quant aux connins que dittes qu’ay amez,

Ilz sont pour moy, plusieurs ans a passez,

Mis en oubly. Aussi mon instrument

Qui les servoit a fait son testament

Et est retrait et devenu hermite.

Il dort tousjours, a parler vrayement,

Comme celui qui en riens ne prouffite.


Un mot peut-être sur les genres poétiques en question ? Brièvement et sommairement : la ballade et le rondeau sont deux genres connexes qui comportent assez peu de règles formelles. D’abord, ils sont tous deux composés en forme fixe de trois strophes, parfois en décasyllabes (comme ci-dessus, avec généralement une rythmique en 4/6), ou plus traditionnellement en octosyllabes, parfois en heptasyllabes. Ensuite, le travail de la rime est assez simple, donc exigeant d’une certaine manière, puisqu’un poème ainsi composé ne tourne que sur deux rimes, comme on peut le constater avec les exemples donnés, et ce sur les trois strophes qui, dans le cas de la ballade, concluent sur un envoi (la ballade ajoutant une troisième rime, également répétée, après le milieu de la strophe). Un schéma vaut mieux que mille mots :

Rimes de ballade classique en octosyllabes : A-B-A-B-B-C-B-C (envoi : B-C-B-C).

Le nombre de vers dans chaque strophe correspond à la forme syllabique choisie (huit vers octosyllabiques ou dix vers décasyllabiques par strophe). Le rondeau présente à peu près les mêmes caractéristiques, mais doit tenir (généralement) en treize vers et chaque strophe finit sur un refrain. Encore une fois, l'appareil de règles n'est qu'indications et tradition, parfois relativement vague, il peut à l'occasion se voir détourné.


Quoi qu'il en soit, par cet ensemble de règles, les deux genres se rattachent fortement à la chanson, et les poèmes de Charles d’Orléans ont souvent été mis en musique, notamment par Debussy ou Poulenc, pour citer deux grands compositeurs. C’est qu’au Moyen Âge, la littérature était faite pour être récitée, déclamée, chantée en public ; la poésie est a fortiori écrite dans une optique musicale, comme il a toujours été d’usage depuis l’Antiquité d’ailleurs. J’ai l’impression qu’on a un peu perdu cet aspect musical depuis le XIXe siècle, voire encore avant, mais peut-être cette impression n’est-elle due qu’à un manque de culture sur la question, peut-être cette musicalité est-elle atteinte par une évolution des moyens et des modalités auxquels j’ai été jusqu’à présent insensible. Mais il me semble quand même assez évident que le raffinement de la littérature en général et de la poésie en particulier a suivi une courbe ascendante, entre le Moyen Âge et le XXème siècle, avec un pic au XVIIème, qui a fait perdre à l’écrit ce qu’il avait de musical à mesure qu’il gagnait en littéraire.


La parenthèse technique, quoique sommaire, étant achevée, je reprends le fil : Charles d’Orléans compose donc des pièces musicales. Mais d’un autre côté on décèle précisément chez lui cet autre aspect mentionné : la subjectivité de l’écrivain. Si la littérature médiévale reposait en grande partie sur l’enseignement, le mythe ou la gaudriole (rarement gratuite), parfois les trois en même temps, je ne crois pas avoir jamais lu un aspect aussi introspectif dans les grands genres médiévaux, que ce soit dans la chanson de geste, dans le fabliau, le roman, le lai ou le conte : assez logique quand on considère d’une part la nature même de ces genres, certes, mais d’autre part, le fait même que les manuscrits étaient rarement signés prouve assez que l’auteur avait tendance à s’effacer derrière l’œuvre, pour lui donner une dimension plus universelle, sans doute. Il faut attendre le XVème siècle, soit la fin du Moyen Âge, pour assister à une telle poésie, Charles d’Orléans et François Villon en tête, exceptions pouvant être faites de Guillaume de Machaut ou de Christine de Pizan au siècle précédent (ces considérations n’ont que la valeur de l’hypothèse).



En somme, le plus intéressant réside dans ce processus très moderne d’intériorisation de la pensée et du sentiment subjectif : à une époque où la littérature était très codifiée, le duc détourne les références et créé des réseaux de figures et d’allégories qui s’appliquent à lui-même, et non pas systématiquement à des histoires ayant valeur de symboles ; il parle aussi souvent à la première personne. Je veux donner quelques exemples de ce caractère moderne dans sa poésie, caractère moderne étant la tarte à la crème qu’on a certes vite fait d’accoler à tous les grands classiques. Néanmoins, si on veut bien lire la ballade 53, on se rendra compte que le procédé littéraire employé avait trois siècles d’avance :


Le premier jour du mois de may

S’acquitte vers moy grandement,

Car, ainsi qu’a present je n’ay

En mon cueur que dueil et tourment,

Il est aussi pareillement

Troublé, plain de vent et de pluie ;

Estre souloit tout autrement [Il était différent]

Ou temps qu’ay congneu en ma vie.


La nature qui se plie aux tourments psychologiques du poète, ou plutôt, la disposition du poète à reconnaître ses états d’âme dans les manifestations de la nature : ne voit-on pas ici une éclosion précoce du procédé romantique, tel que développé chez Chateaubriand ou Lamartine ? Mais mieux encore, lisons plus loin le rondeau 123 pour voir cette modernité plus en avant :


Fiés vous y !

A qui ?

En quoy ?

Comme je voy,

Riens n’est sans cy.


Ce monde cy

A sy

Pou foy ;

Fiés vous y !


Plus n’en dy

N’escry.

Pour quoy ?

Chascun j’en croy,

S’il est ainsy,

Fiés vous y !


Cette forme éclatée, cette musique saccadée, ce staccato irrégulier… mais surtout ce ramassage de la langue, déjà permise par l’ancien français en soi mais atteignant ici un sommet de laconisme, n’est pas sans rappeler au lecteur contemporain, à moins qu’on m’objecte que cette interprétation soit tirée par les cheveux, ce qu’on a appelé le « fumisme », cette mode passagère de composition d’ordre comique, en vers très courts, généralement de deux à cinq pieds… mais voilà, c’était au XIXème siècle, soit quatre siècles plus tard ! (Je ne résiste pas à la tentation de donner, en guise d’exemple du fumisme, le célèbre poème monosyllabique de Charles Cros :

Est-ce

Ta

Fesse ?

N’était-il pas judicieux d’en faire des rimes embrassées ? Saluons le goût certain du poète.)


Le recueil fourmille d’autres occurrences de tels jeux, de telles expérimentations. Un rondeau reprend le thème traditionnel du débat entre l’Œil et le Cœur, mais cette fois arbitré par une Raison souveraine et indifférente reléguant l’Amour en-dessous de Nonchaloir. Un autre rondeau rejette Mélancolie au rang des femmes rustres, le poète l’accueillant toujours en lui mais parfois, au détour d’une douleur de trop : sang de moy, quelle bourgoise !… Tous ces jeux de langue et de références appliqués à la personne de l’auteur, qu’on puisse suivre les changements de son âme tourmentée, entre joie rigolarde, confiance en l’avenir et lamentations d’amour ou de deuil, entre résignation stoïcienne face à la Fortune aux terribles revers et explosions lyriques sur le déchirement du déraciné, de l’amoureux transi, de l’homme de chair, tout ça me fait me demander si on n’a pas assisté avec lui à la naissance de l’écrivain, ou du moins à la naissance de l’un des premiers écrivains au sens où on l’entend aujourd’hui, c’est-à-dire, comme le disait Céline, d’un homme qui « met sa peau sur la table ». C’est d’autant plus frappant quand on réalise vraiment à quel point une jeunesse et une vie d’homme mûr entières sont capturées et condensées dans ces poèmes, entre les lignes desquels on aperçoit bien vite que, toujours selon Céline pour qui « il faut payer », Charles d’Orléans a fort bien payé son œuvre.

Kavarma
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